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succès des conceptions fondées sur la périodicité des poids atomiques, conceptions dont le premier initiateur fut Chancourtois[1], mais qui reçurent leur forme définitive de Mendéléef. Les théories du chimiste russe ont été le point de départ d’un grand nombre de travaux scientifiques, et bien que les polémiques qu’elles ont suscitées soient loin d’être éteintes, ce n’est certes pas aller trop loin que d’affirmer qu’elles font à l’heure actuelle partie intégrante de la chimie théorique[2].

Étant donné que l’abandon de l’immutabilité des éléments bouleverserait profondément, nous l’avons vu, l’édifice entier de la chimie, on serait porté à croire que toute supposition qui y tendrait serait accueillie avec une méfiance extrême, et qu’il faudrait des preuves expérimentales très probantes pour engager la science dans cette voie. Or, ni du temps de Prout, ni du temps de Mendéléef on n’a connu ombre d’un fait pouvant faire douter de la fixité des éléments chimiques. Il y a plus, les bases expérimentales des deux théories ont toujours été extrêmement minces et il fallait certes, à l’époque où elles ont paru, une bonne volonté extrême pour admettre des constructions aussi hardies érigées sur des fondements aussi peu solides[3].

Ces considérations démontrent clairement, semble-t-il, que les chimistes, en dépit des résultats expérimentaux et des exigences de la théorie qu’ils professent ostensiblement, n’ont jamais accepté qu’à leur corps défendant le fait de l’existence d’une soixantaine d’éléments. Berthelot nous assure que les chimistes avaient « toujours conservé l’espoir de dépasser »

  1. A.-E. Béguyer de Chancourtois. Vis tellurique. Paris, 1863.
  2. Cf. à ce sujet Schutzenberger. Traité de chimie générale, p. VIII où l’on voit clairement que ce qui tente surtout les chimistes dans ces conceptions, c’est qu’elles apparaissent comme un acheminement vers l’unité de la matière.
  3. On trouvera chez A. Étard. Les nouvelles théories chimiques, 3e éd. Paris, s. d., p. 51 et Revue générale des sciences, vol. VI, 1895, p. 782, quelques indications sur les objections que rencontre la théorie de Mendéléef.

    La contradiction fondamentale entre le concept, généralement adopté, de l’élément chimique et le postulat de l’unité de la matière a été excellemment mise en lumière par M. Kozlowski (Sur la notion, etc. Congrès de philosophie de 1900, vol. III, p. 536 ss, Zasady przyrodoznawstwa. Varsovie, 1903, p. 272 ss.). Notons cependant que d’après M. Kozlowski le postulat en question aurait sa source dans l’unité de la sensation tactile (Zasady, p. 264).