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à l’unité de la matière était à peu près générale ; elle faisait le fond des théories des alchimistes et de leurs tentatives de transmutation[1]. Il se peut qu’il y ait là, comme on la dit, une influence exercée par une sorte de sous-courant de doctrines atomistiques[2] qui, nous l’avons vu, a en effet existé, tirant sa source de certains écrits médicaux ; mais nous verrons plus tard qu’il n’est pas besoin d’avoir recours à cette hypothèse et que les théories d’Aristote elles-mêmes suffisent à expliquer cette tendance. Dès la renaissance des théories mécaniques l’unité de la matière est affirmée et ne rencontre pour ainsi dire pas de contradicteurs. Pour Descartes, c’est une vérité fondamentale et évidente par elle-même : « Il n’y a qu’une mesme matière en tout l’Univers[3]. » Après lui, tout le monde semble d’accord sur ce point. Dans les ardentes polémiques que soulève la question de l’attraction newtonienne, on ne trouvera pas la moindre mention de cette objection qui se présente facilement à l’esprit des modernes : comment attribuer une seule et même propriété à des matières fondamentalement diverses ? Sans doute amis et adversaires de l’action à distance étaient à un degré égal convaincus de l’unité de la matière. Les chimistes étaient du même avis et Boyle, ferme adhérent des théories corpusculaires, affirme hautement l’unité de la matière qui lui paraît inséparable de ces théories[4]. Puis, au xviiie siècle, une crise s’ouvre, crise qui ira en s’accentuant presque jusqu’à notre époque, et qui est d’autant plus intéressante à observer qu’elle est en quelque sorte latente et inavouée. Il est en effet très remarquable, au point de vue historique, que l’évolution dont nous parlons s’opère sans attirer l’attention de personne. Il n’y a, semble-t-il, rien de plus essentiel en chimie que le concept de l’élément, et c’est ce concept qui est en train de se transformer complètement. Cependant, jamais les historiens de la chimie n’ont pris cette transformation pour le point de départ d’une époque. C’est qu’elle est tout à fait lente, insensible et comme spontanée ; il y a là une sorte de sous-courant extrêmement puissant, mais dont les protagonistes mêmes de la chimie

  1. Cf. Berthelot. Les origines de l’alchimie. Paris 1885, p. 282 ss.
  2. Cf. Mabilleau, l. c., p. 389 ss.
  3. Descartes. Principes, l. II, chap. XXIII.
  4. Boyle. Works. Londres, 1772, vol. III, p. 15. « I agree with the generality of philosophers so far as to allow that there is one catholick or universal matter common to all bodies. »