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pierre s’est mise à redescendre, en tombant de plus en plus vite ; mais on m’apprend que pendant tout le temps où se passait ce phénomène si changeant, quelque chose qu’on me dit pourtant représenter son aspect le plus essentiel, l’énergie, est au contraire resté immuable, car à tout moment la somme des énergies cinétique et potentielle est demeurée la même. Un boulet de canon passe, lancé à une grande vitesse : voilà, semble-t-il, un changement continuel, nettement caractérisé. Sans doute, m’affirme la science, si nous considérons ce mouvement en tant que changement de position à l’égard des corps environnants. Mais si je me figure un être placé sur ce boulet de canon, il croira être en repos, comme nous en avons la sensation sur la terre ; pour lui ce mouvement, pourvu qu’il soit uniforme et rectiligne, n’existera pas. On dit généralement que le principe d’inertie fait disparaître la notion du repos et nous l’avons nous-même considéré surtout à ce point de vue ; mais la vérité est qu’il y a là, entre le mouvement et le repos, une assimilation réciproque, et l’on peut affirmer, avec autant de raison, que l’on supprime le mouvement, puisque c’est immédiatement et pour ainsi dire instinctivement qu’on appliquera désormais au mouvement rectiligne toutes les normes que notre esprit établit pour le repos. « L’inertie, dit M. Hermann Cohen avec beaucoup de justesse, n’inclut pas le mouvement ; elle est même plutôt censée l’exclure dans un certain sens[1]. »

Que le mouvement, considéré en lui-même, soit au fond inconcevable, comme tout autre changement d’ailleurs, c’est ce que montrent clairement les raisonnements ou, si l’on veut, les paradoxes des Éléates, et plus particulièrement ceux désignés sous le nom de l’Achille et de la flèche. Il est incompréhensible qu’Achille puisse jamais atteindre la tortue et, de même, que la flèche, occupant à un moment donné un endroit déterminé, puisse le quitter. On affirme généralement que la source de ces paradoxes est dans le fait que nous ne pouvons concevoir l’infini actuel et par conséquent le continu, que notre raison ne peut saisir que le discret. Sans vouloir approfondir cette matière qui s’écarte de notre sujet, observons que notre entendement ne semble pas se révolter contre le concept du continu, tant que la considération du mouvement n’entre pas en jeu. En géométrie

  1. Hermann Cohen. Logik der reinen Erkenntniss. Berlin, 1902, p. 206.