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nisme, l’impression ne sera pas la même : une locomotive aura l’air tout simplement d’être en « marche arrière », et ce phénomène ainsi retourné ne choque aucunement, semble-t-il, notre sensation de la réalité. Mais si nous observons la cheminée, nous verrons que la fumée, au lieu d’en sortir et de se dissiper, se forme au loin, s’approche, s’épaissit, et finalement s’y engouffre, phénomène qui certainement nous paraîtra impossible. Nous pouvons d’ailleurs nous rendre compte que même la ressemblance entre une partie du phénomène retourné et la marche arrière n’est qu’apparente et tient uniquement à l’imperfection de nos sens. Les diverses parties du mécanisme, si bien huilées qu’elles soient, frottent les unes contre les autres, de même que les roues frottent contre les rails ; tout cela s’échauffe et la chaleur se dissipe dans l’air. Si nous pouvions voir ces ondes comme nous voyons la fumée, l’image renversée de la locomotive en marche nous choquerait tout autant que ce qui se passe à l’orifice de la cheminée.

Il est clair que l’observation que nous venons de formuler est tout à fait générale. Les mouvements stellaires semblent faire exception ; nous sommes forcés en effet de supposer que le milieu dans lequel ils s’accomplissent n’offre nulle résistance ; dès lors, il semble bien que le tout pourrait se retourner et que, douées de vitesse égale et de direction contraire, les planètes repasseraient, en sens inverse, par la même suite de périhélies et d’éclipses. Mais ce n’est probablement qu’une apparence : là où nous pouvons regarder le phénomène d’un peu plus près, l’illusion de réversibilité se dissipe. Ainsi, à l’égard de la terre, la vague des marées joue, comme on sait, le rôle d’un frein, elle tend à s’opposer à sa rotation et convertit une partie de l’énergie cinétique de ce mouvement en chaleur qui se dissipe ensuite. Sur la terre, en tout cas, il ne saurait y avoir de mécanisme absolument dépourvu de friction et, dès lors, il n’en existe pas de réellement réversible[1].

Il en va tout autrement dans la mécanique rationnelle : là tous les mouvements sont réversibles. Dès le début, à l’aide d’un postulat tacitement accepté, l’essence même du concept

  1. Hertz (l. c., p. 284), en distinguant entre systèmes « conservateurs » et « dissipateurs », a bien soin d’avertir que les premiers constituent une exception. Mais on se rend compte, d’après son exposé même, que le nombre des masses cachées et leur liberté étant infinis à l’égard des masses et de leurs coordonnées visibles, ces exceptions doivent être infiniment rares, c’est-à-dire ne peuvent se rencontrer dans la réalité.