Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/220

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

précaution de le faire voyager surtout dans l’avenir[1], qui nous paraît forcément indéterminé, à cause de notre ignorance. Mais supposons un déplacement dans le passé ; le héros de M. Wells, à la veille de la bataille de Hastings, avertira Harold du subterfuge médité par Guillaume et les Normands seront battus, ou bien il apprendra, le jour de Crécy, aux Français à mieux utiliser leurs canons. Ainsi le cours entier de l’histoire sera modifié ; mais il le sera aussi, en réalité, sans ces suppositions romanesques, car un individu qui s’ajoute modifie forcément l’état de l’univers au moment donné, il devient dès lors impossible que la suite soit telle qu’elle a été. Remonter dans le passé, c’est changer le passé, et cela nous paraît contradictoire.

Nous sentons aussi que non seulement l’univers entier, mais encore chaque phénomène particulier que nous y observons suit un cours déterminé dans le temps, a un commencement et une fin, et qu’il nous est impossible de nous le représenter dans l’ordre renversé. Nous n’avons qu’à penser à tous les événements de la nature organisée : la naissance des êtres, leur maturation, le dépérissement et la mort. Qui donc peut s’imaginer les fruits précédant les fleurs, le coq se transformant en œuf ? Mais il en est de même pour les phénomènes où, de prime abord, le fait de l’évolution nous paraît moins marqué ; tous se déroulent dans un certain sens et si, par hasard, nous les voyions se produire dans le sens inverse, nous en serions aussitôt frappés comme de quelque chose de contraire au cours de la nature. Nous pouvons, dans cette question, faire mieux que recourir à des imaginations comme celles de M. Wells : nous pouvons voir ce monde renversé. Pour ce faire, nous n’avons qu’à nous munir d’un cinématographe, à y insérer un rouleau d’images représentant des phénomènes du mouvement — tels que le saut ou la chute d’un cheval, une goutte d’eau qui tombe dans un étang, la chute d’une masse de pierres ou de sable — et à tourner la manivelle en sens inverse. Il est impossible de dépeindre l’impression d’étrangeté qui se dégage de l’aspect de ces tableaux. Ce n’est même plus de la sorcellerie, c’est quelque chose de plus ou de moins, c’est un monde manifestement absurde et qui ne présente aucune analogie avec celui que nous connaissons.

Sans doute, si nous regardons ainsi une machine, un méca-

  1. H.-G. Wells. The Time Machine. Leipzig, 1898.