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CHAPITRE VI

L’ÉLIMINATION DU TEMPS

Nous avons vu dans ce qui précède le postulat de l’identité des choses dans le temps intervenir puissamment dans la science. C’est lui qui constitue pour ainsi dire de toutes pièces les théories atomiques, et c’est encore ce postulat qui nous pousse à souhaiter que des concepts déterminés, susceptibles d’être considérés comme des substances, se conservent à travers les phénomènes éternellement changeants ; c’est cette tendance causale qui prépare les principes de conservation, les suggère et, une fois énoncés, leur prête une autorité qui les « rapproche de ces vérités dont le contraire est inconcevable » et qui fait qu’ils « offrent presque un caractère d’universalité et de nécessité métaphysique[1] ». Elle est assez puissante pour créer en nous des illusions contraires à l’évidence ; elle nous fait accepter comme substances ce qui n’est à l’origine qu’un rapport entre deux termes limités, comme la vitesse, ou un concept impossible à définir clairement en sa totalité, comme l’énergie. C’est cet étrange prestige des principes de conservation qui explique que nous soyons enclins à en étendre démesurément la portée, jusqu’à faire coïncider leur énoncé avec le postulat causal lui-même : Rien ne se crée, rien ne se perd. C’est aussi à la même raison qu’est due l’obstination avec laquelle nous cherchons à maintenir ces règles, à écarter, à expliquer tant bien que mal les faits qui se révèlent dans la suite et qui semblent les contredire. M. Poincaré a observé cette tendance dont les théories ima-

  1. A. Fouillée. L’avenir de la métaphysique. Paris, 1889, p. 18. — Hertz (l. c., p. 11) a exprimé des idées analogues. D’ailleurs aussi bien M. Fouillée que Hertz ont vu que ce surcroît de prestige des principes de conservation devait provenir de ce que des éléments aprioriques s’y trouvaient implicitement contenus.