Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/196

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que nous avons de la force vive, en tant qu’elle existe dans un corps qui se meut, est quelque chose d’absolu, d’indépendant et de si positif, qu’elle resterait dans le corps, quand même le reste de l’Univers serait anéanti. Il est donc clair que la force vive d’un corps diminuant ou augmentant à la rencontre d’un autre corps, la force vive de cet autre corps doit en échange augmenter ou diminuer de la même quantité ; l’augmentation de l’un étant l’effet immédiat de la diminution de l’autre ; ce qui emporte nécessairement la conservation de la quantité totale des forces vives ; aussi cette quantité est-elle absolument inaltérable par le choc des corps[1]. » Tout comme Leibniz, d’ailleurs, Jean Bernoulli affirmait que la perte de force vive par le choc de corps imparfaitement élastiques ne pouvait être qu’apparente[2].

Ces déclarations furent bien comprises dans leur généralité, ainsi qu’on peut s’en rendre compte par la manière dont en jugent au xviiie siècle les hommes qui n’étaient pas des physiciens de métier, tels que A. de Haller[3] ou Voltaire[4].

Il semble paradoxal de prime abord que ces énoncés, où il n’est question que d’expressions purement mécaniques et d’où, en outre, le concept d’énergie potentielle est absent, puissent être en apparence aussi généraux que notre formule de la conservation de l’énergie. Mais, pour Descartes, il n’existait au monde d’autres phénomènes que les phénomènes mécaniques et Leibniz, on le sait, est sur ce point un pur cartésien. D’ailleurs, pour Descartes comme pour Leibniz, tout est masse et mouvement ; il n’existe pas d’action à distance et par conséquent pas d’énergie potentielle ; dès lors, la conservation de l’énergie de mouvement seule suffisait. Et bien qu’il ait naturellement supposé que la chaleur était un mouvement, Leibniz n’a certainement pas pensé, en parlant de la dissipation des forces, à la transformation de l’énergie mécanique en chaleur, mais à des mouvements purement mécaniques, quoique indiscernables, des particules.

  1. J. Bernoulli, l. c., p. 56. Le Discours a été imprimé à Paris en 1727.
  2. id. De vera ratione virium vivarum, etc., § IX, ib., p. 243.
  3. A. de Haller. Elementa Physiologiæ corporis humani. Lausanne, 1762, vol. IV, p. 557 : « Cartesius et Leibnitius et plerique mathematici negant aut oriri in rerum natura motum novum, aut disperire : per circulum autem corpora impelli et se impellere, ut tantum de motu in aliqua parte universi dematur, quantum in alia videtur accedere. »
  4. Voltaire. Œuvres, éd. Beuchot. Paris, 1830, vol. XXXVIII, p. 500.