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matière, ceux d’une certaine classe nous apparaissent, de par la tendance causale, comme jouissant d’une sorte de privilège : ce sont les phénomènes du déplacement que nous concevons comme étant simples, fondamentaux. De toutes les propriétés de la matière, la plus essentielle sera donc celle d’être cause du déplacement d’une autre matière : ce sera là le vrai critérium de la matérialité. Ainsi Lucrèce, afin de démontrer que l’air est une vraie matière, célébrera dans des vers d’une beauté impérissable l’action destructrice de la tempête[1]. Cette action que les corps exercent les uns sur les autres est susceptible d’être mesurée ; nous appelons masse le coefficient résultant de ces mesures et que nous pouvons rapporter à une unité arbitraire. Ces coefficients peuvent d’ailleurs s’ajouter les uns aux autres : la masse est, comme on dit, une propriété additive ; il nous semble tout naturel qu’une masse exerce une action qui est la somme de celles qui auraient été exercées par ses parties, et l’expérience confirme cette manière de voir. La masse nous apparaît donc comme mesurant la quantité de la matière : c’est sous ce nom que Descartes l’a introduite d’abord et depuis on se sert couramment de cette notion. On la retrouve chez Newton, chez Laplace, chez Poisson. Sans doute, comme l’a fait ressortir M. A. Gautier[2], on peut mesurer la matière d’après d’autres propriétés encore, par exemple par sa capacité calorique ou électrique, et les mesures qui en résulteraient seraient fort différentes. Mais si M. Mach, en se fondant sur des considérations analogues, entend proscrire ce terme de quantité de matière comme synonyme de masse[3], c’est bien parce que, en vertu de sa théorie, il méconnaît la précellence des considérations mécaniques. Il nous semble clair, au contraire, que la masse, expression mécanique de la matière, nous apparaît comme étant non seulement sa mesure, mais pour ainsi dire son véritable substrat.

Ainsi, cette tendance dont nous avons parlé plus haut et qui nous fait souhaiter que les choses persistantes soient essentielles, trouve ici sa pleine satisfaction ; et sans doute la persistance contribue de son côté à faire apparaître à nos yeux la notion de masse comme plus essentielle encore.

  1. Lucrèce. De natura rerum, l. Ier, vers 278-298.
  2. A. Gautier. Les manifestations de la vie. Revue générale des sciences, vol. VIII, 1897, p. 291.
  3. E. Mach. Die Principien der Waermelehre. Leipzig, 1896, p. 425.