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Herbert Spencer s’est exprimé, avec beaucoup de force, dans le même sens : « Notre incapacité de concevoir que la matière devienne non-existante, est une conséquence de la nature même de la pensée… L’anéantissement de la matière est inimaginable pour la même raison pour laquelle la création de la matière est inimaginable, et son indestructibilité devient une notion (cognition) a priori de l’ordre le plus élevé, non pas une notion résultant d’un enregistrement longtemps continué d’expériences graduellement organisées en un mode de pensée irréversible, mais une notion donnée dans la forme de toutes les expériences quelles qu’elles soient. » Évidemment Spencer, en écrivant ces lignes, pensait non à la masse et au poids, mais à la causalité et à la substance ; cependant le contexte indique clairement qu’il entendait établir ainsi le principe de la conservation de la matière dans le sens que lui attribue la science moderne ; il était donc en recul sur Kant qui avait indiqué la nécessité d’une double transition entre substance, masse et poids. Par contre, il est curieux de constater que Spencer, qui écrivait à une époque bien plus éloignée de celle où le principe fut définitivement instauré (les Premiers principes de Kant ont paru à un moment où les polémiques autour des théories de Lavoisier n’étaient même pas encore complètement éteintes), a vu plus clairement la difficulté que cette supposition entraînait au point de vue historique. « Il sera sans doute considéré comme étrange, dit-il, qu’une vérité qui n’a été considérée comme incontestable que dans les temps modernes, et même alors par des hommes de science, puisse être considérée comme une vérité a priori, d’une certitude non seulement égale à celles que l’on classe communément sous cette rubrique, mais même supérieure. Classer parmi celles que l’on ne saurait concevoir une proposition que l’humanité autrefois affirmait généralement concevoir et que la grande majorité affirme concevoir même à l’heure actuelle, semble absurde. L’explication c’est que, dans ce cas comme dans d’autres innombrables, les hommes ont supposé qu’ils croyaient quelque chose qu’ils ne croyaient point[1]. »

Nous avons indiqué plus haut, à propos de l’inertie, les objections auxquelles se heurte une supposition de ce genre. Sans doute, la conservation de la matière n’a jamais été traitée d’absurde, comme le fut la persistance du mouvement recti-

  1. Spencer. First Principles. Londres, 1863, p. 241.