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appliqués à démontrer par l’a priori la conservation de la matière ont mis directement en jeu le principe de causalité, au point que, comme nous l’avons vu au début de ce chapitre, les expressions mêmes des deux principes se confondent parfois. Cette différence dans la façon de traiter l’inertie et la constance de la matière se comprend du reste : la vitesse est un concept dérivé et très abstrait, alors que la matière est une notion de sens commun qui se trouve à la base de toute expérience.

Kant s’est occupé à plusieurs reprises de cette question. Elle se trouve même incidemment traitée dans la Critique de la raison pure. En élucidant le concept de substance, Kant, d’une façon assez curieuse, cite à peu près textuellement (mais sans en indiquer la source) le passage du Démonax de Lucien, rattachant ainsi sommairement le poids à la substance[1]. Il s’est expliqué avec plus de détails dans les Premiers principes métaphysiques de la science et de la nature. Il y formule en ces termes son « premier théorème de la mécanique » : « À travers toutes les modifications de la nature matérielle, la quantité de la matière reste au total la même, sans accroissement et sans diminution. » Dans la « démonstration » de ce théorème, Kant se sert de ce principe qu’il emprunte à la « métaphysique générale » que, dans toutes les modifications de la nature, la substance ne se crée ni ne se perd. Il établit ensuite que, pour la matière, la substance, c’est la quantité, la matière se trouvant d’ailleurs définie comme « ce qui est mobile dans l’espace » (das Bewegliche im Raume[2]). Dans le traité De la transition des premiers principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, on voit comment Kant entend passer de cette notion à celle du poids. La jonction se fait à l’aide du concept intermédiaire de la « matière en tant qu’elle est douée de forces motrices[3] » : c’est le concept de masse des physiciens ; Kant y rattache immédiatement celui du poids et affirme qu’une « matière absolument impondérable serait une matière immatérielle, c’est-à-dire un concept contradictoire en soi[4]. » Cette brusque

  1. Kant. Kritik der reinen Vernunft, éd. Rosenkranz et Schubert. Leipzig, 1838, p. 156-159.
  2. Kant. Metaphysische Anfangsgruende der Naturwissenschaft. Leipzig, 1838, p. 404. Cf. Premiers principes, trad. Andler et Chavannes, p. 74.
  3. id. Vom Uebergange von den metaphysischen Anfangsgruenden der Naturwissenschaft zur Physik, éd. A. Krause. Francfort, 1888, p. 9.
  4. Ib., p. 6, cf. ib., p. 159.