Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’historique du principe, tel que nous venons de l’esquisser, suffit, semble-t-il, pour établir que cette théorie est fort éloignée de la réalité. Quelles sont les expériences sur lesquelles se fondaient les atomistes anciens pour énoncer le principe ? On serait fort empêché de le dire. Ils se contentaient d’affirmer que toute matière était nécessairement pesante, mais c’est là une thèse qui a besoin elle-même d’une preuve expérimentale ; or cette preuve était impossible à fournir à l’époque, et rien ne démontrait certes, au moment où fut écrit le De natura rerum, que la théorie aristotélicienne de la légèreté absolue de certains corps fût inexacte. Les deux expériences, fort imparfaites, de Jean Rey peuvent-elles passer pour des preuves ? Il suffit de parcourir les Essays pour se convaincre que rien n’était plus loin de la pensée de l’auteur que de les présenter comme telles. Le principe lui paraît établi avant toute expérience et il s’en sert ensuite pour élucider des phénomènes particuliers ; à aucun moment il n’indique que la réussite de cette opération puisse être considérée comme une confirmation du principe, lequel évidemment, à son avis, n’en avait pas besoin. Lavoisier, nous l’avons vu, applique d’abord le principe sans le formuler. Dans ses écrits postérieurs, on le trouve quelquefois énoncé, avec beaucoup de netteté, cela va sans dire, comme tout ce qui émane de cet admirable esprit, fait de clarté et de précision. C’est ainsi que dans le Traité élémentaire de chimie, il remarque en passant qu’une « matière quelconque ne peut rien fournir dans une expérience au delà de la totalité de son poids » et que « la détermination du poids des matières et des produits avant ou après les expériences » est « la base de tout ce qu’on peut faire d’utile et d’exact en chimie ». Parfois il insiste un peu plus, en déclarant que « rien ne se crée ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature » et que « l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération[1]. » Mais à aucun moment il n’indique qu’il y a là un énoncé ayant besoin d’être démontré. Est-ce à dire qu’à cette époque la démonstration fût devenue inutile, puisqu’elle découlait implicitement de quantité de faits connus ? Telle n’était assurément pas l’avis des contemporains, même des plus illustres, nous l’avons vu par l’exemple de Scheele. On pourrait encore supposer que Lavoisier se servait du

  1. Lavoisier, l. c., vol. I, p. 76, 251, 101.