Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mel, détourner les mots de leur sens naturel[1] ; nous dirions que c’est faire violence à notre entendement. Au point de vue du sentiment immédiat, même de l’homme moderne, l’idée d’un corps tournant perpétuellement en cercle, sans cause permanente, est moins choquante que celle du corps qui s’en va, d’une vitesse uniforme, dans l’espace, sans but et sans fin, dépassant les limites de l’univers concevable ; c’est pourtant là la formule de l’inertie. Le physicien moderne, pour lequel l’inertie constitue le fond même de sa conception mécanique du monde, a pour ainsi dire perdu la faculté de s’étonner de ce paradoxe ; mais il frappe encore quelquefois l’attention des philosophes tels que Duehring[2] et même Lotze qui pourtant, nous l’avons vu, a tenté lui-même une déduction a priori du principe ; dans le passage auquel nous faisons allusion, ce philosophe déclare qu’il est étrange de supposer qu’un corps quitte sa position sans en chercher une autre[3], ce qui est bien le point de vue de la physique prégaliléenne, conforme d’ailleurs à notre sentiment immédiat.

On peut pousser cette analyse plus loin encore : même la première partie du principe, celle qui a trait au corps en repos et dont le caractère a priori a été souvent admis par ceux qui, comme Duehring[4] considéraient le reste comme étant empirique, est loin de mériter cet honneur. On dit : un corps ne peut se mettre lui-même en mouvement, et cet énoncé paraît, au premier moment, évident. Mais c’est simplement une vérité de définition. Nous avons, en constituant le concept de la matière, séparé celle-ci du mouvement ; donc, elle nous paraît désormais immobile. C’est ce que Berkeley a exprimé avec une admirable netteté : « Que l’on enlève de l’idée du corps l’extension, la solidité, la figure, il ne restera rien. Mais ces qualités sont indifférentes au mouvement et elles n’ont rien en elles qui puisse être qualifié de principe du mouvement[5]. » Si maintenant nous voulions douer la matière de mouvement, nous éprouverions la même difficulté, que ce mouvement lui vienne du dehors ou qu’il ait son principe

  1. Duhamel. Cours de mécanique, 3e éd. Paris, 1862, p. 19.
  2. Duehring. Kritische Geschichte der allgemeinen Prinzipien der Mechanik. Berlin, 1872, p. 32.
  3. Lotze. Grundzuege der Naturphilosophie, 2e éd. Leipzig, 1889, p. 13-14. Cf. Ib., p. 354 « es ist eine ortsbestimmende Kraft. »
  4. Duehring, l. c.
  5. Berkeley. Works, éd. Fraser. Londres, 1871, vol. III. De motu, § 29.