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abord inconciliable. Je puis supposer que les éléments des choses sont restés les mêmes, mais que leur arrangement s’est modifié ; dès lors, avec les mêmes éléments, je pourrai faire apparaître des ensembles fort différents, tout comme à l’aide des mêmes lettres on peut composer une tragédie et une comédie (l’image est d’Aristote[1]). J’arrive ainsi à concevoir que « la production et la destruction des choses ne sont que la réunion et la dissolution de leurs éléments » ; c’est Leucippe lui-même qui a exposé en ces termes les fondements de son système, mais, avant lui, Anaxagore et Empédocle avaient dit des choses analogues[2].

La possibilité de cette conciliation repose évidemment sur la nature particulière de notre concept du déplacement. Le déplacement est et n’est pas un changement. Quand un corps s’est déplacé, il a bien subi une modification ; et cependant il m’apparaît comme identique à lui-même. Cela tient d’ailleurs, nous l’avons vu, à l’essence même de notre concept de l’espace, telle que nous le retrouvons au fond non seulement des sciences physiques, même réduites à la partie légale seule, mais encore de la géométrie.

Le déplacement m’apparaît donc comme le seul changement intelligible ; si je veux expliquer des modifications, c’est-à-dire les ramener à l’identité, force me sera d’y avoir recours. Voici un corps qui me donnait tout à l’heure la sensation du froid et qui, rapproché d’un autre, en réduisait le volume ; maintenant il me brûle si je le touche et produit au contraire une augmentation du volume des corps voisins. C’est que, ou bien à la substance de ce corps s’en est jointe une autre, invisible, mais qui préexistait autre part, ou bien que l’arrangement ou le mouvement des parties du corps lui-même s’est modifié. On sait que les deux « explications » ont tour à tour dominé la science. La première a donné naissance à l’hypothèse des fluides, alors que la seconde fait le fond des théories cinétiques ; mais elles dérivent l’une et l’autre du même principe.

Négligeons pour le moment la première alternative ; nous

  1. Aristote. De la production et de la destruction. l. I, chap. II, § 5. Le contexte ferait presque croire que cette image a été empruntée à un atomiste, bien que, nous le verrons plus tard, elle soit aussi d’accord avec les théories péripatéticiennes. Elle se retrouve d’ailleurs chez Lucrèce. l. II, v. 668 ss.
  2. Rosenberger, Geschichte, vol. I, p. 11-12.