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et les montagnes voisines, le lac passe comme un large filet d’argent, réfléchissant, aux beaux jours d’automne, l’azur du ciel et les bois d’alentour. L’eau exerce alors je ne sais quelle fascination par sa limpidité ; aussi le philosophe allait-il souvent, au sortir de table, se jeter dans un petit bateau que l’intendant, ou receveur de l’île, lui avait appris à mener avec une seule rame. Son bonheur était de se laisser aller au fil de l’eau ; il éprouvait un charme indicible à se sentir bercé par la vague, et son esprit ombrageux lui-même contribuait à ce bonheur relatif. Loin du regard des hommes, il se croyait à l’abri de leur méchanceté et de leurs persécutions, et, dans cet état, dit-il, il se livrait à des rêveries sans objet, et qui, pour être stupides, n’en étaient pas moins douces. Il s’éloignait quelquefois jusqu’à une demi lieue de terre, il eût voulu que ce lac fût l’océan ; mais son pauvre chien n’aimait pas autant que lui ces longues stations sur l’eau. Aussi bornait-il d’ordinaire son itinéraire à l’île des Lapins ; cette île, déjà au temps de Jean-Jacques, était considérablement entamée pour agrandir l’autre, et je suppose, qu’avant peu d’années, elle aura entièrement disparu, à cause de l’élargissement de l’île de Saint-Pierre, et du remblai que ces travaux ont exigé, dans ces dernières années. C’est sur le tertre de cette île que Rousseau aimait à se coucher, pour admirer tout à son aise la beauté du lac et des montagnes voisines, pour herboriser quelque peu, et pour se construire, par la pensée, une demeure imaginaire, comme un nouveau Robinson. Quand il pouvait y conduire sa Thérèse, la receveuse et ses sœurs, son bonheur était à son comble. Il n’eût pas cédé pour un royaume le droit de mener