Page:Merlant - Le Roman personnel de Rousseau à Fromentin, 1905.djvu/242

Cette page n’a pas encore été corrigée
— 200 —

d’une femme distinguée peuvent s’exalter jusqu’à prendre pour de l’amour leur rivalité d’empressement : le premier qui se retire atteint le charme de l’idole. L’essence d’une âme féminine c’est la douleur ; elle résume en elle toute souffrance, puisqu’aux raisons spéculatives qu’a tout être pensant d’être malheureux, il s’en ajoute pour elle de positives. A vrai dire, c’est sur les dernières surtout que Mme de Staël attire l’attention. Lélia ressentira le désespoir de sa condition humaine, plus encore que l’amertume d’appartenir à un sexe sacrifié, dont elle s’est affranchie. Mme de Staël prétend n’être qu’une femme avec un cerveau viril ; elle veut avoir les plus délicates humilités du cœur, mais elle y garde aussi une tristesse énergique ; elle commente Werther en philosophe, elle croit que l’amour est de toutes les passions celle où il entre le moins d’égoïsme, et que pour tenter le bonheur d’aimer, il faut être capable de se tuer. Pour un homme l’amour peut n’être qu’un accident, un épisode ; pour une femme il est toute la vie. Et cette inégalité la désole : n’est-elle pas partout, d’ailleurs ? Pour ne la plus ressentir il faudrait s’être enfermé dans « le trésor intarissable » de son propre cœur, se résoudre à aimer gratuitement et chasser de soi cette âpre exigence du retour qui détruit « le seul don céleste fait à l’homme ». La vie conjugale est affreuse quand il n’y a pas entre deux cœurs une correspondance parfaite ; ce n’est qu’un perpétuel exercice de vertu. Mais Mme de Staël ne se décourage pas encore si cette forme de la vie heureuse est difficile à mettre en pratique. Elle voudrait, comme Rousseau, ne plus se laisser ravir à elle-même par les objets où se prennent ses passions, maîtriser ses effusions, tout en souffrant que le trop-plein intérieur déborde en énergie agissante. Car il y a une douleur qui naît de la force intime trop condensée. La religion n’est pas le dérivatif qu’elle recherche. Elle a là-dessus les idées utilitaires de son père (D, qui avait si fort scandalisé les Allemands : peut-être a-t-elle lu, avec Fontenelle, quelques pages de

(1) Sur l’Utilité des idées religieuses, de Necker.