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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

— Vous semblez ignorer l’art des nuances, fit-elle.

Il se récria :

— Comptez les années de la vie, mesurez-les ; pensez à l’œuvre qu’il faut accomplir, et demandez-vous si l’on peut gaspiller son temps et sa force à retarder l’inévitable. Ramper sur des degrés que l’on franchirait d’un bond, passe pour des paysans dévots dont le sanctuaire fait le but suprême et qui se traînent sur les genoux. Mais pour nous, c’est là que la vie commence. Notre sanctuaire, à nous, il est devant nous, autour de nous, partout où nous serons ensemble. J’ai travaillé et gâché ma vie ; je n’ai pas vécu et j’ai soif de vivre.

Elle murmura avec ferveur :

— Vous vivrez ! mais se repliant aussitôt dans ses retranchements :

— Demain matin, nous pourrons nous promener. Il faut m’accorder un peu de répit ; nous aurons toute la matinée pour discuter nos projets.

— Vous savez que vos désirs sont des ordres, répondit-il en la contemplant.

Comparée à lui, elle était vraiment une enfant, et si leur différence d’âge lui était une excuse à prendre en main sa destinée, elle expliquait aussi son scrupule à peser de tout son poids sur sa décision.

À la longue table d’hôte, où le bruit des conversations commençait à couvrir celui des couteaux et des fourchettes, la jeune fille s’enorgueillit de la certitude secrète de son empire sur le géant. Parmi les professeurs célèbres, les officiers prussiens, les Français et Italiens enjoués et l’ordinaire appoint de voyageurs anglais des deux sexes dont la mine