Page:Meredith - Les Comédiens tragiques, 1926.djvu/85

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
81
LES COMÉDIENS TRAGIQUES

Et s’exaltant, il dramatisait sa passion :

— Fussiez-vous à l’autel, je vous arracherais à l’homme qui vous tiendrait la main. Vous ne pouvez m’échapper. Je vous poursuivrais dans la tombe, où votre ombre pâle appellerait mon ardeur pour se réchauffer ; oui, jusque dans la tombe ! Parlez ; — non, regardez-moi ; cela suffit. C’est un Titan que vous avez devant vous et que vous pouvez, comme le métal dans la fournaise, façonner à votre gré. Liquide ou solide, faites-en un dieu ; faites-en la rivière Alvan ou le roc Alvan, mais qu’il marche ou qu’il s’attache, il restera votre maître. Voilà l’éternelle rançon ; l’âme créatrice devient nécessairement l’esclave de sa créature, et demeure sous sa dépendance, même quand elle l’élève jusqu’au ciel. Oui, regardez-moi ! Ah ! ces yeux ! je les connais ! ils fondraient le granit ; ils glaceraient la flamme. Transpercez-moi, doux yeux ! Et maintenant tremblez, car il y a en moi de quoi vous faire peur.

— Prenez garde ! supplia Clotilde, frémissante.

— Garde à quoi ? Au monde, ô mon ciel ? Ce n’est pas vous compromettre que de me regarder, et je n’ai pas honte de mon adoration. J’étais dans l’affliction ; vous êtes venue ; j’ai reconnu ma déesse et j’ai adoré. Le monde, Lutèce, est un monstre à deux visages. Sincères ou hypocrites, il déchire Les faibles, mais ceux qui unissent la force à la sincérité, il les laisse pratiquer en public les rites de leur culte, il les adule et fait chorus avec eux. Je vous le dis : en amour, la force est la seule sincérité, et le monde qui le sait, flaire le vent à notre entour. C’est cela notre privilège. En politique, de même, nous savons que la force est la seule réalité ; le reste n’est que nuages. Derrière le voile