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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

Que l’on ne croie point, au surplus, que l’intime désir de Clotilde fût d’être enlevée par son héros. Très simplement humaine, elle souhaitait d’abord de surmonter, grâce à son aide, les difficultés du chapitre initial de son roman, de franchir les premières assises de la forêt ; après quoi, elle serait toute hardiesse pour affronter le pays inconnu, où son imagination n’évoquait plus de terreurs, et galoper sans peine vers la terre du soleil. Oui, mais elle serait alors dans la main du grand géant de la prose, et le poète serait bien loin. Tant qu’il restait près d’elle, elle pouvait bien lui prodiguer ses sourires. Il réagissait, avec une sensibilité si exquise, à toutes les variations d’humeur de sa belle ! Elle n’eut pas besoin de lui dire qu’elle avait, même sans lui parler, revu Alvan. Un regard suffit à Marko pour le deviner. L’ombre humide de son grand œil oriental prit un éclat qui attendrit Clotilde. Son cœur de femme la poussa à une charitable duplicité ; tout en avouant la vérité, elle s’efforça de rassurer Marko.

Elle avait appris qu’Alvan, s’il se dissimulait, ne restait pas inactif. Un de ses amis, lié aussi avec la famille de Rüdiger, vint donner à Clotilde de ses nouvelles. C’était un professeur éminent, homme mûr, sérieux et respecté. Il se doutait que la famille de la jeune fille ne pouvait se montrer favorable aux prétentions d’un démagogue juif, mais Alvan sut obtenir qu’il lui ménageât une entrevue avec Clotilde, y prêtât la main, offrît même sa propre maison à cet effet. Il n’eut, pour cela, besoin d’aucune aide. Si sa réputation avait de quoi le desservir auprès d’un homme du monde, sa force de caractère, servie par des mérites solides et des dons bril-