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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

absolu. Intention louable, mais propre à décevoir l’imagination et les habitants du royaume sentimental d’amour. Une jeune romanesque, dès qu’elle se sent subjuguée, ne voit plus la nécessité d’être légalement conquise ; la légalité, à son sens, rend la sujétion inutile, et inversement, se plier aux deux conditions, c’est, selon elle, de l’esclavage domestique.

Avec son Bacchus Indien, l’imagination de Clotilde pouvait se donner libre cours ; docile à toutes ses fantaisies, il la suivait toujours. — Vite ! en selle, et en route. Devant eux, voici l’orée de la forêt des terreurs ; sur la lisière s’élève un dernier hameau avec ses habitants aux visages hallucinés ; la charpente délabrée de leurs huttes tombe en poussière, et d’une voix expirante comme une brise nocturne, hommes et femmes chuchotent un sinistre avertissement. Mais qu’importe ; en avant ! La forêt ne peut être plus redoutable qu’un monde souffleté. Ils boivent une tasse de lait et piquent des deux, car ils se sentent sur le chemin des Indes d’or, du pays de la vigne et du soleil. Absurdité ! Avec un Marko, on ne saurait prétendre qu’à une tasse de lait. C’est en vain qu’on galope et qu’on tente de se frayer un chemin : il faudrait un Alvan pour conduire Clotilde à la vigne ensoleillée. Alvan, prose splendide, saurait accomplir ce que le timide rameau de poésie ne peut qu’essayer. Ce n’est pas à Alvan qu’une fée malicieuse, sous les traits d’une vieille femme, eût offert une tasse de lait, pour rendre ridicule aux yeux de sa fiancée, son image en face des périls. Mais, ô lamentable ironie du sort ! celui qui pourrait ne veut pas, et celui qui voudrait ne peut pas !