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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

façons de géant lui faisait mieux savourer les libertés qu’elle pouvait prendre en cette sorte d’intimité fraternelle, plus chaleureuse, à vrai dire, que le terme dont elle usait ne semblait l’impliquer. Elle jouissait mieux du poème de la vie — comprenez : pouvait mieux à loisir jouer avec le feu et méditer sur ses charmes, — en compagnie de Marko. Très jeune, à peine au sortir de l’adolescence, et d’une timidité rassurante, il empruntait à un geste de la main aimée toute sa force ou toute sa faiblesse. Clotilde pouvait en jouer en toute sécurité et songer à un jour lointain, — conclusion peut-être de quelque naufrage moral, — où elle ferait son bonheur.

C’est quand elle prenait fantaisie de disséquer ce jeune cœur qu’elle manifestait la plus étrange humeur de tendre cruauté. C’est qu’à la vérité, elle voyait en lui un reflet de sa propre image : comme elle, il adorait un objet inaccessible ; comme elle, il rampait, tour à tour, et planait dans le ciel ; comme elle, il se montrait le plus radieux ou le plus abject des êtres. À cette comparaison qui lui faisait contempler sa propre image et lui donnait d’elle-même une connaissance précise, elle devait le plaisir de pouvoir affirmer : « Voilà qui me ressemble ; voilà qui me ressemble fort ; voilà qui me ressemble terriblement », jusqu’à l’instant où la comparaison, cessant de chatouiller en elle une aimable illusion d’affinité, la piquait assez vivement pour lui faire dire : « Ceci, c’est lui, ce n’est plus moi », et accorder au jeune sujet de sa vivisection une caresse qui le ranimait. C’est la pitié et une impulsive tendresse qui l’inclinaient à cette concession après l’opération anatomique à laquelle