Page:Meredith - Les Comédiens tragiques, 1926.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
55
LES COMÉDIENS TRAGIQUES

l’exposez ? Qu’est-ce qui nous empêcherait, à ce moment précis, comme je fais claquer ces doigts, de prendre, centaure et nymphe, le chemin du bonheur ? Un bond, un temps de galop, et nous serions au pays d’aurore, laissant parents et amis, ahuris par la poursuite, nous chercher à tâtons dans la nuit. Mais non : plus de scandales, malgré cette lune d’argent dont la radieuse et ensorcelante sérénité nous incite à la folie. Qui se grise de rêverie est d’autant plus prêt au délire qu’il prolonge son extase ; s’il ne s’agissait, entre nous, que d’un temps de galop, le beau visage de cet astre nous suffirait. Mais, très chère, — sa voix se faisait plus grave, — la sphère qui doit illuminer notre vie, il faut en faire le tour. Je n’en ai vu, jusqu’ici, que l’autre face, le mauvais côté, un visage ravagé de regrets, de rêves noirs, de passions éteintes, d’illusions flétries, une vieille terre volcanique sans soleil, sans eau, sans fleurs, où ne pousse qu’une herbe amère. Si jamais vous voyez ma bouche se crisper, vous saurez que je retrouve le goût de cette herbe, et comme j’ai besoin de l’antidote que vous m’apportez, je ne serai pas centaure pour vous conquérir, car c’est dans ce triste pays que les centaures fatigués retrouvent l’écurie, et c’est cette herbe amère qu’ils finissent par paître. J’espère que vous ne craignez pas les métaphores et les paraboles : Nous autres, Juifs, en usons volontiers.

— Je comprends très bien, fit Clotilde, mais elle s’arrêta court, tant par scrupule de sincérité que par crainte de s’entendre demander une explication.

— Encore faut-il que la métaphore ne soit pas, comme le traité de la nature du métaphysicien, une torche destinée à éclairer le soleil. Vous alliez dire ?…