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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

leillée, épouse divine et jamais trop douce, jamais écœurante, comme le fruit desséché dont l’unique atome de sucre concentré contient dix promesses de goutte. Pas de jus de raisin sec pour nous ; foin des grappes flétries sur pied. À nous le sang de la grappe dans sa jeunesse ardente des baisers du ciel. J’ai une cave débordante du Rhin le plus généreux. Nous la mettrons à mal ensemble, nous la saignerons tous deux, n’est-ce pas, aux jours de gloire qui nous attendent ? » La perspective de cette commune griserie de soleil, à la fin d’une journée de furieux labeur, lui arracha un véritable cri, dont l’explosion fut étouffée par le verbeux et incessant bourdonnement d’un souper continental. Clotilde acquiesça, toute de cœur avec lui, belle compagne du faune folâtre. Elle se sentait entrée dans un pays de féerie.

Ils se réfugièrent bientôt sur un divan, dans un coin favorable à l’intimité, pour reprendre des propos incessants et harmonieux, divers et renaissants, comme deux ruisseaux qui se joignent et se divisent, courent un instant côte à côte et se pénètrent encore pour se séparer à nouveau. Ils s’écartaient de leur sujet sans interrompre le flot de leurs paroles, et la prolongation insolente de leur tête-à-tête annonçait aux vagues atomes épars autour d’eux qu’une chose sacrée était en voie de formation ou venait de naître. Les invités regardaient de leur côté et échangeaient des coups d’œil entendus, mais sans se hasarder près d’eux. Le magicien, qui sait tant de coups pour se jouer de la nature, pouvait se flatter, ce soir-là, d’avoir exécuté son tour le plus ancien et tenu pour fabuleux, d’avoir donné corps au rêve des poètes rarement réalisé et trop