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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

éprouve sa puissance, redevient primitif et s’enfuit au hasard des chemins, sans souci de sa nudité. Préparez-vous autant que vous voudrez à la crise, mais laissez le sage vous prévenir que vous n’en atténuerez pas les effets. Clotilde s’était fort bien préparée, au point de s’être acquis une réputation d’originalité qu’elle prenait, à son grand dam, pour indépendance d’esprit et courage. Elle s’était préparée à l’irrésistible, et Alvan aussi : elle pour l’affronter, lui, pour en jouer le rôle. L’originalité fameuse et hautement proclamée de Clotilde, n’en faisait-elle pas, à l’avance, la proie désignée d’un homme qui affirmait si bien son estime pour cette qualité chez une jeune beauté de bonne race ? Ils s’étaient évoqués l’un l’autre, ne différant qu’en ceci dans leurs anticipations, qu’il s’attendait à la trouver belle, tandis qu’elle croyait voir en lui un moderne Ésaü. Quand elle découvrit une beauté virile et superbe au lieu de l’épaisse laideur du satyre enfanté par son imagination mensongère, elle subit, en une tempête divine, la révélation de l’irrésistible. Ils appelaient tous deux la beauté dont ils avaient fait la condition de leur servitude consentie ; lui, devant le charme prenant de Clotilde, ne craignit pas d’entrer dans un filet, qu’il jugea léger à ses épaules, et tint pour la plus belle de ses parures ; elle, si bien soumise, dans les questions sérieuses comme dans les futilités, aux conventions mondaines, fut saisie d’un parfait désarroi : elle ne savait plus ce qu’elle faisait, où se posait sa main, ne commandait plus à son visage, buvait les regards qu’il jetait sur elle. Ses yeux ne révélaient plus de pensée et ne voyaient plus les choses dans la réalité, mais à rebours et sous des lueurs fugitives. La