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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

des traits de Juif, avec un nez et des lèvres de Juif, a de quoi causer une insurmontable répulsion. Clotilde renonça à s’occuper d’Alvan, et le compatriote qui l’avait comparée au politicien juif eût pu s’estimer heureux de ne plus se rencontrer avec elle en Italie.

Elle s’était cependant fait une idée du langage alvanesque et cherchait à l’adopter sans rien abandonner de sa netteté chrétienne et sans le moins du monde incliner vers la Juiverie. Elle en acquit une si étonnante pratique, qu’elle parvint à faire, d’un mot, sursauter un cercle, à disperser une assemblée de dames sages et mûres comme un flot de ballons emportés par le vent, voire à faire tressaillir les représentants du sexe fort.

Vers cette époque, elle refusa un nouveau prétendant proposé par ses parents et, tombant en disgrâce dans sa famille, alla passer quelques mois chez une vieille et proche parente, dans la véritable capitale intellectuelle du pays. C’est là qu’un soir, un brillant officier de haute naissance, lui dit dans un bal, à propos d’une opinion hardiment indépendante qu’elle venait de formuler :

— Je vois que vous connaissez Alvan !

Encore Alvan !

— Non, je ne le connais pas, protesta-t-elle, car l’officier auquel elle s’adressait était d’une classe sociale bien supérieure à celle d’Alvan ; et son haussement d’épaules impliqua qu’elle jugeait à peine nécessaire de se défendre d’une telle imputation.

— Si ! vous devez le connaître ! insista l’autre. Où trouverait-on une femme qui puisse penser et parler comme vous, sans connaître Alvan et sans partager ses idées ?