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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

quin, pour avoir fait tomber les têtes des aristocrates français dont le sang rougissait son pommeau, eût semblé aux autres un objet merveilleux et vénérable, digne de figurer dans un musée. Si l’aristocrate chrétien devait s’en écarter avec horreur et dégoût, le républicain fervent eût été tenté de la baiser pieusement. Mais, à leur supposer à tous deux un certain fond de cœur, ils ne pouvaient qu’applaudir, d’un commun accord, à l’héroïque et remarquable exploit qui avait valu ce présent à Alvan. Un médecin illustre qui savait son mépris pour le duel avait appris qu’attaqué, une nuit, par une bande de malandrins, ennemis politiques ou écume de la ville, Alvan leur avait tenu tête et les avait mis en déroute avec un solide gourdin pour toute arme. C’est en souvenir de cet engin de défense, qu’il lui fit tenir, montée et gravée, cette canne fameuse, pour commémorer, du même coup, sa juste horreur du duel et sa pacifique bravoure.

Les gens qui voyaient passer Alvan ne pouvaient s’empêcher de prêter attention à sa physionomie et à sa prestance. Le fruit de leurs réflexions ne nous importe guère, les pensées humaines obéissant, d’ordinaire, aux désirs et aux humeurs de chacun, aux craintes, aux préjugés, aux ambitions ou aux jalousies ; le certain du moins, c’est que nul ne pouvait lui dénier une mine imposante. Si sa qualité de grand démagogue de l’époque le revêtait de terreurs, en faisait l’Attila menaçant de hordes voraces, vivant au jour le jour, sans intervention de banquiers ou de propriétaires pour demander trêve aux loups, il eût, par son attitude inattendue, causé de rudes perplexités à ceux qui auraient, dans le terrible dévastateur armé de la canne ensan-