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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

communauté d’origine, qui l’avait ému de tendresse pour les déshérités, lui avait donné la conscience de notre fragilité. Comme le grand Anglais et un Français, il l’appelait « Père » dans son cœur, et à la muette question de ce père spirituel, il répondit : « Toi aussi, tu as connu l’amour de la femme ». Il avait aimé mais sans se plaire à des bagatelles d’amour. Lui aussi, c’était un travailleur, un champion du travail. Et Alvan, qu’exaltait la pensée de se replonger dans son œuvre, songeait au joyeux travail de géant qui lui rendrait la paix. Mais il ne pouvait y avoir de paix sans victoire.

Il écoutait les pas des ouvriers qui se rendaient à l’ouvrage. Ce bruit solitaire et pressé n’était pas moins représentatif d’un petit matin de ville que les nuances de la lumière dans le ciel, au-dessus des toits. Avec les lueurs dorées, une foule nouvelle de travailleurs sortait des maisons. Leur piétinement sur le trottoir fit monter, comme un vieux refrain, des pensées familières à la tête d’Alvan, et il regarda passer les files irrégulières, disciplinées par les besoins quotidiens, si faciles à conduire, pour qui sait tenir compte de ces besoins. Ces masses, forces aveugles, reprendront un jour la terre, comme elles l’ont possédée à l’aurore du monde ; leur servitude est née de leur incapacité à tirer parti de leur fief. Mais elles retrouveront un jour l’héritage qu’elles récupèrent parfois en partie, par l’entremise d’un despote qui n’est qu’un reflet de leurs forces brutes et ne peut leur accorder que l’ombre de leurs revendications. Elles l’auront tout entier quand elles sauront voir clair, quand elles sauront se fier à une forte plus grande que la leur ; à la force spirituelle, à la force des idées fondées sur la justice. Non pas