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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

être repoussée. Il faudrait le dernier des lâches pour hésiter à jouer son va-tout sur un succès de cette espèce.

À la vérité, les autres buts de l’existence lui paraissaient singulièrement futiles en comparaison de celui-là, mais son intelligence, habile à trouver des excuses à son impatience, lui fournissait la raison d’une telle disproportion. Une croûte de pain, ce n’est pas grand’chose, et c’est tout, cependant, pour le vagabond qui meurt de faim : cette croûte, il la lui fallait pour recouvrer ses forces et l’intégrité de son être, pour rendre aux choses les justes proportions qu’il ne se sentait plus capable, pour l’instant, de leur accorder. Il ne pouvait plus suivre deux idées dans le domaine politique, ou infuser une énergie salutaire aux masses qu’animait son esprit. Il fallait que cet état de choses cessât bientôt, s’il ne voulait s’entendre traiter de misérable chien.

Le matin planait sur le lac dans sa nudité splendide, en un mariage de blanc et de bleu, du blanc le plus pur et du bleu le plus bleu. Alvan passant les ponts de l’île, vit le soleil fondre sur sa proie frémissante, faire rougir la jeune et fraîche Aurore et étinceler les eaux polies du lac. Des ouvriers parcouraient seuls les rues, et Alvan se réjouissait d’être dehors parmi eux, d’être l’un d’eux, de se sentir de cœur parmi eux. Tout près de lui l’ardent génie du siècle précédent, l’homme dont l’amour pour les travailleurs tempéra d’un grain de sel céleste l’humaine corruption, laissait du haut de son socle de marbre tomber ses yeux sur le lac. Alvan nourrissait un culte pour Rousseau, l’écrivain qui avait le premier éveillé en lui le sentiment de notre