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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

voir l’objet après lequel on soupire en vain, que de vainement soupirer après un objet invisible. Quand elle arborait, pour sa plus grande joie, les couleurs du prince Marko, c’est pour l’absent, pour l’inconnu caché qu’elle soignait sa parure : c’est pour plaire au maître de son cœur qu’elle plaisait au prince, et cette charitable duperie l’habituait à une sorte de duplicité. Mais, à vrai dire, l’aigle attendu, comment proclamerait-il sa nature d’aigle, sinon en s’affranchissant de nos règles mesquines, en brisant des liens, en saisissant son bien au mépris des conventions vulgaires ?

Les intrigues que nouait et dénouait son imagination, et ses idées de grandeur, Clotilde les tirait de ses lectures, mélange de philosophie effleurée et de graves romans réalistes. Elle n’y découvrait pourtant, malgré toutes ses recherches, nul moyen plus terrible pour son héros d’affirmer sa divinité flamboyante que le vil expédient du mariage. Après plus amples réflexions, elle retrouva son calme : elle méprisait le procédé, mais ne voyait pas de quelle autre façon son dieu pourrait s’imposer à la médiocrité du monde moderne. L’arracher à la mort, ce serait une pâle imitation d’héroïsmes désuets. Publier un livre à tapage était chose singulièrement plate. Des exploits guerriers consacrés à la défense d’une patrie pouvaient illustrer le soldat, mais ne donnaient pas à l’homme la marque de l’aigle. Clotilde avait un point de vue très large et éclectique : elle détaillait un Napoléon dont elle n’eût pas voulu être l’impératrice. Son maître devait être un gentleman. Poètes, princes, guerriers, potentats, défilaient devant son imagination, sans fixer son choix.