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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

moyens ni au prix. J’admire, malgré moi, cette barbarie primitive d’une passion de surhomme ! Elle méprise les taches et les accidents qui tueraient la passion chez de moindres hommes. Cela fait mal, cela sonne mal, si vous voulez, mais cela a de la grandeur. Voyez cette supériorité de l’homme, pour qui ne compte aucune dégradation de la femme qu’il aime, si elle lui en assure la conquête, à lui, ce grand lui qui couvre tout. La femme, il la réduira en cendres, et s’en appropriera la flamme, le pur esprit ! Si tous les hommes ressemblaient à Alvan, ils auraient moins à pardonner. Pour comprendre un Alvan, j’ai toujours dit qu’il fallait se jucher sur des cimes alpestres. C’est un Mont Blanc au-dessus de ses contemporains. Ne lui demandez pas trop d’égards pour sa Clotilde. Elle a déchaîné l’orage autour de lui, et plus haute est la montagne, plus elle est sauvage, monstrueuse, cruelle. D’accord ; mais c’est cette fille qui a soufflé la tourmente, qui est responsable de sa folie. C’est sa nature de serpent qui le rend fou ; il a son poison dans le sang. Si elle était venue me trouver, je l’aurais aidée à le guérir ; si vous aviez réussi à la convaincre, j’aurais protégé leur union ; si c’était une créature autre que l’être fuyant qu’elle est, je pourrais souhaiter qu’il la conquière. Une paysanne, une fille d’ouvrier ou de commerçant, une chanteuse, une actrice, une artiste, à toutes ces femmes-là j’aurais tendu la main, en toute bonne foi et en toute gratitude. Dans le cas présent, j’ai complu à ses désirs, sans vaines remontrances, — je le connais trop bien, — et avec tout ce que je puis apporter de cordialité à une détestable mission. Elle le fera tomber, Tresten, tomber !