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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

rellement un admirateur de la baronne devait haïr Clotilde. Pas plus que le professeur, pas plus qu’Alvan lui-même, il ne savait voir en elle une victime de la contrainte : ils fermaient yeux et oreilles à ses appels. D’elle on ne voyait qu’un corps inanimé, entre les mains des tortionnaires qui le déchiraient sur la roue. Elle était bien pourtant sortie un instant de son apathie pour fixer sur Tresten un regard chargé de signification : elle n’avait pu prolonger qu’une seconde, sous la stricte surveillance paternelle, cet appel aux yeux atroces, aux yeux bleus et froids de boucher. Tresten aurait dû comprendre ce regard furtif. Qu’importaient paroles et gestes ? Ce regard, c’était la vérité révélée, c’était son âme. Il implorait la vie comme un petit enfant et ne rencontrait, en retour, qu’un visage de pierre. Rien d’étonnant, après tout ; cet homme adorait la baronne ! La haine de Clotilde pour Tresten submergea l’image d’Alvan qui traitait un tel homme d’ami et faisait appel à son amitié. Un tel aveuglement, une telle faiblesse, une telle folie montraient la vanité des prétentions d’Alvan et avaient de quoi inspirer à Clotilde un certain degré de mépris. Elle aurait, jusque-là, tenu pour sacrilège de penser à lui avec froideur mais maintenant, elle ne craignait plus de dire : l’ami de Tresten ne peut être l’homme que je croyais. Sa liberté d’esprit, sa claire perception des défectuosités du caractère d’Alvan, elle les attribua à sa glaciale entrevue avec l’antipathique colonel. Elle s’avoua que son animosité lui aurait fait mépriser et repousser le plaidoyer de Tresten en faveur d’Alvan s’il se fût risqué à le présenter. Idée d’ailleurs parfaitement invraisemblable ! Clotilde pouvait sans périls s’aban-