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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

même leur prêter attention. Il achevait les dernières notes de son chant populaire de farouche tribu, quand les jeunes gens arrivèrent tout près de lui. Il se leva, salua Clotilde en souriant, puis, remonté dans sa voiture, lança un adieu cordial à la bande des musiciens à cheveux plats et teint de cuir, dont ses yeux sombres et sa peau de châtaigne mûre semblaient le faire frère, mais frère de branche divine.

En rentrant chez elle, Clotilde le trouva dans le salon paternel. Il faisait, au nom de sa famille, une visite officielle au général de Rüdiger. Clotilde se souvint alors qu’on attendait cette visite, et que les couleurs favorites du prince étaient le blanc et le rouge. Par une étrange coïncidence, Clotilde portait, ce jour-là, ces couleurs mêmes. Le prince qui l’avait reconnue par divination miraculeuse, lui affirma en s’inclinant qu’il eût mis sa vie en jeu sur cette conjecture. Adieu au comte Constantin. La destinée avait sans doute envoyé le prince au moment propice, car Clotilde eut l’impression très nette qu’il était le messager de son ange gardien. Aussi n’hésita-t-elle point à frapper le coup précis qui congédia l’avantageux Tartare, tout furieux d’une telle inconstance. Un seul coup, comme le destin.

Elle s’aperçut qu’outre sa beauté, sa douceur de manières et ses dons de chanteur, le prince était bon ; elle devint amoureuse de la bonté à quoi le comte Constantin ne pouvait prétendre. Elle changea donc d’idéal, mais s’avisa bientôt que la bonté peut n’aller point sans faiblesse, et se représenta, pour la première fois, le héros digne de la subjuguer. Le prince Marko, avec toute sa douceur,