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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

guerre contre les pygmées, contraint de se servir de leurs armes et de les combattre à genoux, de les frapper de la main droite tandis qu’il se flagelle de la gauche, a trop à faire pour s’occuper de sa dignité. Dans ses lettres aussi, Alvan fait figure de Cyclope, lançant des rochers et soulevant les eaux pour submerger des navires. Peu lui importait sa dignité ; il se montrait nu. Dans cette frénésie éhontée, il rédigea des missives à l’adresse de Clotilde, de la baronne et de l’ami que, pour l’instant, il sentait le plus proche de lui, du colonel de Tresten. C’est en toute sincérité qu’il leur affirmait que le fond de son angoisse, c’était bien plus encore d’avoir agi en imbécile que d’avoir perdu Clotilde. Tout, jusque-là, dans sa carrière, n’avait été que témoignage de force et succès. La perte d’une femme par sa faute lui apparaissait grosse de menace ; c’était la fuite furieuse, dans un nuage, de sa déesse tutélaire, la marque de l’éclipse de sa force et de ses succès. Dans ce naufrage formidable, Clotilde n’était qu’un atome, un imperceptible atome, et la clef pourtant de l’édifice : en la reconquérant, il redeviendrait lui-même. Cette pensée rendait toute son ampleur à sa passion, prêtait à Clotilde une splendeur qui éblouissait ses yeux, lui remplissait les bras d’une présence si douce qu’elle lui arrachait des sanglots.

Son amour reprenait de la force avec le retour de sa vigueur. C’est le géant en lui qui aimait. La douceur et la malice de Clotilde, sa façon d’ouvrir ou de fermer la bouche, la finesse de son esprit, ses cils tendres, ses regards d’intelligence, ses soupirs, les mille nuances de ses gestes et de ses expressions, mobiles comme une eau limpide, tous ces