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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

même de cette force qui faisait son énormité, et tira une amère et pauvre satisfaction de son intelligence de la situation. De grands ennemis, de vastes entreprises, auraient, comme toujours, exalté et ranimé sa vigueur. Mais ici, il se trouvait en face d’un obstacle méprisable et stupide que l’on ne pouvait guère attaquer avec ses propres armes, et qu’il avait cependant consenti à assaillir sur son terrain et selon ses lois. En fermant sa porte, en faisant la sourde oreille à ses coups de heurtoir, l’adversaire le réduisait au désarroi. Et les armes qu’il possédait ! L’histoire d’Alvan, son sang même, l’exposaient aux traits ennemis et la seule qualité de géant dont il pût faire état, ne servait qu’à donner plus de place aux coups.

Cette clairvoyance, fruit de la fièvre, le torturait sur son lit à la Fiesque. Dans nos crises, la sûreté de vision est moins rare que la justesse de sensations ; nous nous formons souvent des choses une appréciation exacte tout en nous comportant comme des énergumènes. L’œil perçoit les faits dont les nerfs trop vibrants modifient la couleur ; sans agrandir ou rapetisser les objets, ils en altèrent profondément l’effet sur nous, selon qu’ils les colorent d’une lumière sombre ou joyeuse, et accomplissent leur œuvre d’extravagance sur une matière apparemment inerte. La couleur capricieuse, c’est la fièvre. Alvan, qui ne connut jamais de défaite, veut conquérir celle qu’il aime et qu’il a perdue par sa folie. Elle était sienne : elle lui a été arrachée. Elle venait à lui sur un signe : elle s’est couchée devant ses tyrans. La pensée de Clotilde était pour Alvan le ciel radieux et l’abîme, la vie et la mort. Un battement de cœur la lui montrait tombant