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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

dans le port, d’un pont de bateau à l’autre, et à minuit, au moment où s’affirme le succès de son entreprise, à l’heure où le signal de l’action flambe par-dessus navires et forts, se sent entraîné au fond de l’eau par le poids de son armure. Alvan se trouvait une ressemblance avec ce Fiesque, se voyait comme lui arrêté par un obstacle sans noblesse, ignominieusement écrasé, étouffé sous le poids des forces mêmes qui l’armaient pour le combat. La carrière d’un Alvan brisée par le refus d’une main de femme ; songez-y ! Cette enfant, que pouvait-elle peser dans une existence comme la sienne ?

Hélas ! la question à peine posée, le souvenir du passage de l’enfant suffit à illuminer la pièce ; elle eût pu être à lui, à cette heure, et cette seule idée accusait la folie de l’avoir repoussée. Et pourquoi l’avait-il fait ? Femmes, faibles femmes, il faut que vous soyez parfois inspirées du ciel. Elle l’avait mis en garde, mais lui, tout fier de ses armes, n’avait rien voulu entendre. Et maintenant il étouffait ; il souffrait la torture du noble Génois submergé dans son armure ; il souffrait plus encore, car le délire de l’homme qui se noie n’agite qu’une minute son cerveau haletant, tandis qu’il devait rester lui, toute la nuit, livré à la merci de la nuit.

C’est seulement au lever du jour que le calme lui revint. La nuit a peu de pitié pour ceux qu’accablent les remords et n’en a aucune pour l’homme fort qui crie la folie de ses fautes. La nuit lui avait apporté une fièvre de fureurs ; l’aube, en chassant cette fièvre et en clarifiant son esprit, lui permit d’évaluer la force qui lui était opposée. Il se complut un instant à ce paradoxe que c’était la petitesse