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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

qu’une page tournée avant une rencontre définitive, se prend à la légère et ne va pourtant pas sans un serrement de cœur, mais les dieux sont toujours jaloux du bonheur des mortels. On guette avec émoi l’intervalle qui sépare la coupe des lèvres, même quand on n’a aucune raison de trembler et que la coupe déborde. Alvan dut rassurer, réconforter Clotilde.

— Je sais bien que vous triompherez, soupirait-elle ; c’est inéluctable ; on ne saurait vous résister, comme j’en suis la preuve vivante. Seulement, mes parents ne sont pas d’un abord facile. Je le vois mieux, maintenant que je les ai trompés, quand, par une sorte de convention tacite, ils m’avaient laissée libre, à la condition que je ne fisse aucun pas décisif. Oui, c’est évident. Mais vous, d’autre part, ne m’avez-vous pas donné un peu de votre force ? Qui vous résistera jamais ? L’épouse d’Alvan doit partager son heureuse fortune au même titre que son cœur, et ne point admettre l’insuccès. Pourtant, à dire vrai, je crains de ne jouer qu’avec les trois quarts de mon être le rôle que vous me soufflez ; il reste une toute petite partie de moi-même qui tremble à l’idée d’affronter la réalité. Non, je ne tremblerai pas ; serrez ma main ; je serai fidèle car je suis toute à vous et mets en vous toute ma foi. Vous n’avez jamais connu la défaite ?

— Jamais, et je ne saurais même m’en représenter l’idée, fit Alvan, d’un ton pensif.

Le dernier mot qu’il lui adressa au départ fut : « Courage ! » Elle lui répondit par le plus tendre des regards. L’ « À demain » qu’elle venait de lancer rappelait à Alvan sa promesse et à elle-même qu’elle ne resterait pas longtemps sans défenseur.