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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

de cette force, il sait bien que le peuple prendra tôt ou tard conscience. En attendant, son parti est encore assez puissant pour ne lui laisser point la crainte de la défaite, et sans doute est-il aussi monarchiste de naissance et de tempérament. Il est singulièrement simple, et, au fond, nullement cynique. Son apparent cynisme n’est fait que d’irritabilité. Ses paroles de mépris lui sont arrachées par les obstacles et accablent les choses, les êtres ou les nations qui entravent son action ou ne peuvent servir ses desseins ; il ne craindra pas de gourmander son roi, si son roi se montre rétif, bien qu’il le respecte au fond ; il tonne contre la patrie de votre amie, parce qu’elle ne se laisse pas assigner de ligne politique et paraît s’affaisser, mais ce n’est pas moins, en Europe, le pays qu’il préfère, après le sien. Où il côtoie le plus le mépris véritable, c’est dans le maniement de ses instruments et de ses dupes, qu’il s’empresse, après les avoir exprimés, d’oublier, autant que de reprendre en main, s’il trouve à nouveau à se servir d’eux. C’est ce qui l’empêchera d’avoir des successeurs. Que moi je meure demain, au contraire, et le parti que j’ai créé survivra. Lui, c’est la digue, moi, je suis le torrent. Jugez auquel de nous deux appartient l’avenir, même si, pour l’instant, il peut me maîtriser. Prussien avant tout, et nettement distinct d’un Allemand, il est Allemand bien défini pourtant si on le compare à nos populations frontières, et ce trait le complète. L’idée d’humanité lui est aussi étrangère qu’elle pouvait l’être à l’épée de notre Arminius ou aux boulets de notre Frédéric. Regardez-le : son œil ! Je l’ai bien observé, pendant notre entretien. Il a de l’imagination, je le répète ; il sait pro-