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CHAPITRE X

Le médecin à la mode du comté, fameux pour son esprit anecdotique, le Dr Corney avait dîné au château. Le lendemain on vint à parler de lui et des prodiges d’art accomplis par Armand Dehors lorsqu’il eut appris qu’il allait devoir satisfaire le goût d’une assemblée d’hommes d’esprit. Sir Willoughby lançait à Dehors ce coup d’œil de bénévolente ironie, dont il était coutumier quand il parlait des personnages, grands dans leur genre, qui le servaient : « Quoi ? Il ne peut pas nous donner tous les jours un aussi bon dîner. On apprend toujours des Français. Le Français supplée à ce qui lui manque par de l’enthousiasme. Ils n’ont aucun respect. » Si je lui avais dit : « Dehors, je veux un dîner exquis, » il m’aurait fait servir un repas quelconque. Mais ils ont un fonds inépuisable d’enthousiasme, c’est là qu’il faut frapper.

Connaissez un Français et vous connaîtrez toute la France. Dehors est à moi depuis deux ans, et je puis définir son enthousiasme en un mot. Il crut que « homme d’esprit » signifiait « homme de lettres ». C’est ainsi que les Français ont détruit leur noblesse, en s’excitant. Ils exaltent leurs écrivains, non pas pour les révérer, ils ne le peuvent, mais pour se mettre eux-mêmes dans un état d’effervescence. Ils ne souffrent pas au-dessus d’eux de réelle grandeur, mais ils en veulent l’illusion. Peut-être afin de se donner le leurre de l’égalité. Vous avez beau hocher la tête, mon bon Vernon. Vous le voyez, la nature humaine est imprescriptible, et les Français ne diffèrent de nous que