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MERCVRE DE FRANCE i-xi-1911

veilleux livre des Héros, qui devrait être un de nos bréviaires à tous, sans doute on retrouve bien Cromwell, et même, pardessus le marché, un antérieur Cromwell, celui qui s’appelait Knox, mais il y a d’autres figures faisant contraste à ces moroses prêcheurs : l’apparition d’Odin évoque toute la brume d’or du Walhalla, comme la silhouette de Mahomet fait surgir tout la magie des pays d’Orient. D’ailleurs Knox lui-même s’humanise au voisinage jovial de Luther, comme Cromwell s’ennoblit au rapprochement de Napoléon. Et puis, il y a là, aussi, les deux radieuses figures de Dante et de Shakespeare, qui s’éclairent ! Et comment, à ce propos, oserait-on tenir rigueur à Carlyle de son puritanisme, quand il a la loyauté de reconnaître que Shakespeare est le fruit suprême du catholicisme médiéval ? Semblablement, quel autre déchaînement de passions et de fureurs dans l’épopée grouillante et hurlante de la foule parisienne sous la Révolution que dans la suite pas à pas, un peu monotone, de l’ennemi du roi Charles ! Sans doute ici la faute en est aux différences des époques, mais, questions de mérite ou démérite à part, il faut bien avouer qu’aucune page d’’Olivier Cromwell n’est comparable à la Procession d’ouverture des États-Généraux, à la Marche des dix mille Ménades sur Versailles, lors des journées d’octobre, ou à l’atroce cauchemar des mois rouges de la Terreur[1].

Ce qui avait frappé Taine dans l’ouvrage de Carlyle sur Cromwell, c’est, on le sent, la fraternité d’âme de l’auteur et de son héros. Or, si le grand capitaine puritain vit aussi intensément dans le livre de son fidèle de nos jours, et chacun sait combien Taine était sensible à ce don du génie, la vie, c’est que Carlyle est au fond, lui aussi, un autre Cromwell, un autre Knox. Non sans doute qu’il s’adonne comme eux au jargon biblique, ni même qu’il souffre de leur angoisse foncière, la peur de la damnation, mais au fond de son christianisme élargi à la moderne il y a la même flamme individuelle et mystique qu’au fond du leur, la même soif de sincérité absolue, la même haine de tout ce qui est rite machinal et vaine formule. De là

  1. Une traduction de la Révolution française, de Carlyle (3 vol.), a paru chez Alcan, mais elle est épuisée. On ne comprend pas que cet éditeur ne fasse pas procéder à un nouveau tirage. La traduction était bonne, et il ne serait pas nécessaire qu’on en fît une nouvelle. M. Barthélemy, s’il y pensait, devrait tout au moins nous donner auparavant la traduction de la Correspondance de Carlyle avec Goethe et avec Emerson. Mais, ceci fait, une retranslation de French Révolution avec notes, critiques et rapprochements de tous genres serait tentante.