Page:Mercure de France - 1er septembre 1920, tome 142, n° 533.djvu/8

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ditions d’existence, ne tenant compte que de leurs intérêts quotidiens. Que se passera-t-il demain ? Pour ces derniers, la question les laisse indifférents. Ils ne croient pas en ce lendemain, de même qu’ils ne se rappellent pas ce qu’il y avait hier. Les gens de cette espèce forment en Russie, comme partout, la majorité écrasante. Et, si bizarre que cela paraisse au premier abord, ce sont ces hommes-là, les hommes de l’au jour le jour, entièrement absorbés par leurs petits intérêts, qui créent l’histoire. C’est entre leurs mains que se trouve l’avenir de la Russie, l’avenir de l’humanité, l’avenir du monde.

Voilà ce que ne comprennent pas les leaders idéologues du bolchévisme. Il semblerait que les disciples et les partisans de Marx, lequel a emprunté sa philosophie de l’histoire à Hegel, devraient être plus clairvoyants, savoir que l’histoire ne se fait pas dans les cabinets d’étude et qu’elle ne se laisse pas encadrer comme une toile peinte dans des décrets arbitraires. Or, essayez de le dire à l’idéologue bolchéviste aux yeux bleu clair : il n’arriverait seulement pas à comprendre de quoi vous lui parlez. Et si, par hasard, il le comprenait, il vous répondait exactement de la même façon que répondaient jadis, sous le tsar, les rédacteurs du Novoie Vremia et autres journaux qui assumaient la triste tâche de justifier par des idées le régime d’asservissement : « Tout cela, c’est du doctrinarisme. » L’histoire, Hegel, la philosophie, la science : l’homme politique est affranchi de tout cela. Cet homme politique décide du sort du pays qui lui est confié d’après ses propres conceptions.

On raconte que Nicolas Ier, auquel on avait présenté un projet d’une ligne de chemin de fer entre Moscou et Pétersbourg, sans examiner les plans des ingénieurs, traça sur la carte une ligne presque droite reliant les deux capitales et résolut ainsi le problème d’une façon simple et rapide. C’est de la même façon que les maîtres actuels de la Russie solutionnent toutes les questions. Et si le régime de Nicolas Ier, comme celui de la majorité de ses prédécesseurs et