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n’est donc pas le bon sens qui dirige les hommes ? Et notre poète, qui s’affligeait de ce que le tsar ne fût pas définitivement chassé de la tête des Russes, se trompait donc ?

Mais, dira-t-on, les Russes, eux, peuvent se faire à la misère, à l’arbitraire et à tout ce qu’on voudra. En Russie ce sont les hommes tout jeunes et pas très intelligents qui voient juste. En Europe il en est autrement.

En est-il vraiment autrement ? Je ne me risquerai pas, à mon tour, à prophétiser. Nous vivons maintenant une époque où il n’est guère possible de raisonner en n’ayant pour guide que le bon sens. Je ne puis justifier le bolchévisme russe. J’ai déjà dit et je suis prêt à répéter encore que le bolchévisme a trahi et perdu la Révolution russe, et, sans s’en rendre compte, a fait le jeu de la plus grossière et de la plus répugnante des réactions. Mais est-ce que les Bolchéviks sont seuls à avoir abouti à un pareil suicide ? Regardez de près ce qui s’est passé dans ces dernières années : presque tout le monde a fait justement ce qu’il fallait le moins faire. Qui a perdu l’idée monarchiste ? Les Hohenzollern, les Romanoff et les Habsbourg ! Le jour de la déclaration de la guerre, le bruit s’est répandu à Berlin que Guillaume avait adressé à Nicolas II la dépêche suivante : « Arrêtez la mobilisation. Si une guerre commence entre nous, je perdrai mon trône, mais vous perdrez le vôtre. » Peut-être une telle dépêche n’a-t-elle jamais été envoyée. Mais celui qui avait lancé ce bruit s’est montré prophète. Et, au fond, l’ennemi le plus acharné de l’idée monarchiste n’aurait pas inventé un plus sûr moyen de perdre la monarchie en Europe. Les Hohenzollern, les Habsbourg et les Romanoff, si leur raison n’eût pas été obscurcie par je ne sais quel envoûtement, auraient dû comprendre que les intérêts vitaux de leurs dynasties exigeaient impérieusement des porteurs de couronnes impériales non l’hostilité entre eux, mais, au contraire, l’amitié la plus étroite, la plus sincère et la plus dévouée. Nicolas Ier le comprenait admirablement, lui qui envoyait des soldats