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gent. On ne pouvait plus lui acheter ni beurre, ni œufs, ni poulets, à moins de les payer très cher. Quand on lui demandait pourquoi il ne vendait pas, il avait toujours pour unique réponse : « Nous mangeons nous-mêmes, puis il en faut pour les enfants. » C’était d’ailleurs compréhensible. Depuis le début de la guerre, l’argent avait commencé à affluer de partout à la campagne, car tout ce dont on avait besoin pour le front on le prenait chez le paysan. Puis était venue l’interdiction de boire de l’alcool. Pour l’alcool, les moujiks apportaient au trésor un milliard de roubles par an ; de plus l’ivrognerie portait à la campagne un double préjudice, car le paysan russe, lorsqu’il voulais avoir de la vodka et qu’il n’avait pas d’argent, donnait tout ce qu’on voulait à vil prix. Et voilà que les nombreux milliards du paysan étaient restés dans la poche du paysan et qu’en l’espace de très peu de temps il s’était affranchi de cette effroyable dépendance du koulak (mercanti de village) sous laquelle il tombait auparavant par manque d’argent.

Je me rappelle à ce propos une curieuse conversation que j’eus avec le cocher d’un propriétaire foncier chez lequel j’habitais en 1916.

— Qu’est-il donc arrivé, barine ? me demandait cet homme. Il n’y a plus moyen de s’entendre avec le moujik ! Si tu as besoin de quelque chose, il te dit tout de suite : Donne-moi cinq roubles, donne-m’en dix, c’est effrayant ! Il en allait tout autrement auparavant : tu n’avais qu’à mettre un seau aux vieux et l’on s’arrangeait toujours pour n’importe quoi.

On a supprimé le seau et le moujik s’est émancipé. Aucune révolution sociale n’aurait pu apporter au moujik russe ce que lui a donné la suppression du monopole de l’alcool. En d’autres termes, c’est par une voie tout à fait particulière que s’est préparée en Russie une révolution colossale, — révolution politique et sociale. Mais ce qui s’est passé dans la réalité, par l’effet de la prise du pouvoir par