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le peuple en arriva à la conclusion que tous ses idéaux et toutes ses conceptions du droit ne valaient pas un clou. Il en était ainsi auparavant, il en était de même maintenant ; avait raison celui qui avait bec et ongles, qui saurait se servir avant les autres et plus richement que les autres. Tant que les maîtres étaient au pouvoir, c’étaient eux qui avaient raison. Maintenant les seigneurs avaient été chassés et celui qui prendrait leur place deviendrait lui-même maître et noble. Ainsi les socialistes de toutes les écoles, dans le feu de la lutte intestine, n’avaient point remarqué et, semble-t-il, n’ont point remarqué jusqu’à présent qu’ils faisaient exactement le contraire de ce qu’ils avaient voulu faire. Leur tâche consistait à introduire dans l’esprit du peuple l’idée d’une vérité sociale supérieure, et ils ont abouti à chasser de l’âme populaire toute notion de vérité.

Chez nous, les hommes politiques ont toujours été de piètres psychologues. Personne ne soupçonnait et personne ne soupçonne jusqu’à présent l’énorme importance qu’a la conception du droit du peuple dans l’œuvre de l’organisation sociale. Je sais que les Bolchéviks parlent beaucoup de psychologie de classes. Mais dans leurs bouches ce ne sont que des mots qui n’ont pour eux aucune importance. En Russie seules des réformes colossales étaient possibles. Il faut noter que déjà, pendant les premières années de la guerre, il s’était produit dans notre patrie un déplacement colossal de la ligne de démarcation qui séparait la partie la plus pauvre de la population des classes possédantes. En 1915, et surtout en 1916, il m’est arrivé de voyager à travers la Russie et de vivre longtemps à la campagne et j’ai été frappé par les changements qui s’y étaient produits pendant un laps de temps aussi bref. Le paysan pauvre, affamé, tremblant de peur, tel que l’avaient peint nos écrivains et tel qu’il était encore en 1914, avait disparu. Autrefois, pour quelques roubles qu’il fallait payer au starosta pour les impôts, le paysan se livrait souvent pieds et poings liés à l’exploiteur. Or maintenant il n’avait plus besoin d’ar-