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étrange que ce soit, les Bolchéviks, fervents du matérialisme, apparaissent en réalité comme les idéalistes les plus naïfs. Pour eux, les conditions réelles de la vie humaine n’existent pas. Ils sont convaincus que le verbe possède une puissance surnaturelle. Tout se fait sous l’ordre du verbe ; il s’agit seulement de se fier à lui hardiment. Et ils se sont fiés à lui. Les décrets pleuvent par milliers. Jamais encore, ni en Russie, ni dans aucun autre pays, on n’a autant parlé. Et jamais encore la parole n’a aussi tristement retenti, correspondant aussi peu à la réalité. Il est vrai que, déjà à l’époque du servage, aussi bien que sous Alexandre III et Nicolas II, on parlait et l’on faisait des promesses. Il est vrai que, sous l’ancien régime aussi, la non correspondance entre les paroles et les actes du gouvernement provoquait l’indignation et la révolte. Mais ce qui se passe maintenant dépasse toutes les limites, même vraisemblables. Des villes et des campagnes se meurent littéralement de faim et de froid. Le pays s’épuise non pas jour par jour, mais heure par heure. La haine atroce, réciproque et non pas entre classes comme le voudraient les bolchéviks, mais de tous contre tous, grandit sans cesse, et, pendant ce temps, les plumes des journalistes-fonctionnaires continuent à tracer sur le papier les mêmes mots, devenus fastidieux à tous, sur le futur paradis socialiste.


II

J’ai qualifié les Bolchéviks d’idéalistes et j’ai signalé qu’ils ne croient à rien d’autre qu’à la force brutale physique. Au premier abord, ces deux affirmations semblent contradictoires. L’idéaliste croit à la puissance de la parole et non à la force physique. Mais cette contradiction n’est qu’apparente : si paradoxal que ce soit, on peut être un idéaliste de la force physique brutale.

Or, en Russie tsariste, les cercles dirigeants avaient précisément toujours idéalisé la force brutale. Lorsque le Gouvernement Provisoire arriva, avec le prince Lvoff d’abord, puis avec Kerenski, il sembla à plus d’un qu’une nouvelle