Page:Mercure de France - 1er juin 1914, Tome 109, n° 407.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

savoir s’arrêter, sitôt qu’on voit que la plaisanterie tourne mal ; ce Joseph fit tout le contraire.

Et l’autre, alors, le véritable amoureux, qui se nommaït Jean, il m’avait plus pu se retenir, il avait dit à Joseph :

— Tais-toi ! sans quoi…

— Sans quoi ?… avait demandé Joseph.

Ils étaient une quinzaine, il faisait complètement nuit : cela se passait tout en-haut du dernier raidillon qu’on prend pour éviter les lacets de la route, c’est-à-dire à quelques pas du village ; les deux voix tout à coup étaient montées dans le silence, et elles résonnaient au loin.

Ils s’étaient jetés l’un sur l’autre. Et ceux qui les accompagnaient, au lieu de chercher à les séparer, comme on tâche toujours de faire, ils s’étaient trouvés tout de suite partagés en deux partis ennemis, qui les excitaient tour à tour : « Vas-y Joseph ! » « Vas-y Jean ! » eux qui n’avaient pourtant pas besoin d’être excités, parce qu’une égale fureur leur avait enflammé les moëlles.

Trois fois ils s’étaient relevés, trois fois ils étaient retombés ; une petite lune sortit de derrière les nuages. Lune, tu es témoin, c’est le soir sur la route, et c’est le temps de la vendange, et aussi on a beaucoup bu ; mais ça n’explique pas quand même pourquoi ils se tiennent comme ça couchés l’un sur l’autre, et celui qui est dessus tape dans la figure à celui qui est dessous. Et à présent, est-ce qu’on comprend mieux ? Ils ne sont plus seulement deux à se battre, mais tous ceux qui sont là se sont empoignés. Des cris rauques venaient, on ouvrait les fenêtres. Les hommes sortaient avec des lanternes, ils disaient : « Qu’est-ce qu’il arrive ? » et puis voyant que la lune éclairait : « Mon Dieu ! là-bas ! » et les femmes : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » et les femmes aussi sorties et jusqu’à des enfants en chemise, bien que la nuit fût froide, et la bise soufflait.

Les plus courageux s’étaient approchés, quelques-uns armés de bâtons ; mais vainement essayèrent-ils d’intervenir, il fallut attendre que la bataille prît fin d’elle-même, vu le manque de combattants.

Quatre restaient étendus sur la route. Et le lendemain matin le sang n’était pas encore sec, qui avait fini par former des flaques ; et on eut beau jeter de l’eau dessus : longtemps encore