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CHAPITRE CINQUIÈME


1

A plusieurs jours de là, Adèle un matin appela sa fille (c’était, on s’en souvient, la femme de ce Lude, qui s’était sauvé) :

— Marie, dis-moi, est-ce que tu m’aimes ?

— Oh ! oui, maman, je t’aime bien.

— Tant que tu peux ?

— Tant que je peux.

— Alors écoute…

Mais elle se tut. On ne peut pas toujours dire ce qu’on veut, ni si vite qu’on le voudrait. Elle regardait devant elle. Quoiqu’elle n’eût pas trente-cinq ans, on aurait dit une vieille femme. Ses joues s’étaient creusées, son nez s’était pincé, il y avait un pli sous son menton comme si une ficelle lui était entrée dans la peau, et ses cheveux déjà, qui avaient été d’un beau noir, devenaient gris en arrière des tempes. C’est que le chagrin s’est logé chez nous. Elle ne dormait plus, elle ne mangeait plus. Et ce qu’elle avait maintenant à dire était bien difficile à dire, surtout à une petite fille qui n’a pas encore sa raison et qui ne vous comprendrait pas si on voulait lui expliquer les choses. De sorte qu’ayant réfléchi elle se décida d’aller droit où elle devait.

— Eh bien, Marie, puisque tu m’aimes, est-ce que tu viendrais avec moi ?

— Oui, maman, dit la petite.

— Mais je ne t’ai pas encore dit où on irait ; peut-être que tu n’y seras pas aussi bien qu’ici, et puis tu ne pourras plus aller à l’école, tu n’auras plus tes amies…

— Ça ne fait rien, maman, où que tu ailles j’irai, parce que tu es bien plus mon amie que toutes mes autres amies…

Et elle regarda sa mère, et elle avait des très beaux yeux. C’était une petite personne soignée. A cause de ses cheveux