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même moment, passait dans une rue voisine : là un fils appelait sa mère, ou c’était un mari sa femme, et les sœurs, leurs sœurs, les frères, leurs frères ; ce fut ainsi qu’enfin toute une famille vint, le père, la mère et les cinq enfants, mais eux ne riaient point comme faisaient les autres ; ils venaient, la tête baissée, en se tenant par la main.

Ils s’approchèrent : l’homme se mit à parler tout bas :

— On a tenu tant qu’on a pu, mais ils sont trop petits pour mourir encore ; faites de nous ce que vous voudrez…

Ils furent amenés comme les autres à l’auberge, et on dit à l’homme : « Il te faut seulement te signer à rebours. » Il fit comme on lui disait de faire. Et pareillement sa femme. Puis ce fut le tour des enfants, qui, eux, ne surent pas bien : on dut leur montrer.

Seulement quelle joie quand on leur apporta à manger ! Ils eurent une bonne soupe, du macaroni, de la viande et toute espèce de bonbons auxquels ils n’osaient pas toucher, n’en ayant jamais vu d’aussi beaux, ni de cette sorte. C’étaient des choses au chocolat, d’autres à la crème, d’autres avec, dessus, des étoiles faites avec des morceaux d’écorce de fruit et des amandes ; ils n’osaient pas d’abord ; on leur disait : « Allez seulement ! » alors ils tendaient les deux mains et leurs yeux brillaient de plaisir.

C’est qu’il fait bon être enfin sortis de ces chambres où l’air était tellement épais qu’il vous remplissait la bouche sans passer ; il fait bon sentir le soleil. Il fait bon pouvoir s’installer à son aise autour d’une grande table, parmi ces gens qui ont l’air si heureux. Il arrivait tout le temps des bouteilles ; à cause d’une musique à bouche, on ne manquait pas d’airs, non plus ; et les enfants, ayant mangé, regardaient avec des bonnes petites mines amusées tout ce monde et ce mouvement.

Criblet était installé dans un coin avec Clinche, les deux hommes ne s’entendaient pas très bien.

— Tiens-toi tranquille, disait Clinche, tu causes trop.

C’est que Clinche avait le vin assez triste. Criblet en revanche était toujours gai. Il disait : « Moi, je suis détaché. » Et se tournant vers Clinche : « Tandis que toi tu as femme et enfants, c’est ce qui te pèse ! »

— J’ai eu.., disait Clinche. A présent je suis comme toi.