Page:Mercure de France - 1er juillet 1914, tome 110, n° 409.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait vivant. Des taches vertes se montraient sur son ventre : et lui il se mettait à rire, parce ; qu’il se disait : « Dieu sait pourtant si j’étais sûr de la maladie ; qui m’emporterait : eh bien, je mourrai d’une autre ! Tant pis pour la gangrène si elle est volée, mais la faim va plus vite qu’elle : elle n’aurait eu qu’à se dépêcher. » Ainsi encore une maison ; il y en avait une centaine d’autres. Ils rampaient dedans sur les main s, à cause que beaucoup ne pouvaient plus se tenir debout, et ils ouvraient leurs mâchoires comme des bêtes, tandis que la salive leur coulait sur le menton. Il y en avait qui mordaient dans des planches et, mettant le bois en sciure, ils tâchaient de s’en nourrir. On avait d’abord tué les chats, les chiens, jusqu’aux souris qu’on pouvait prendre ; comme le bois manquait, on les dévorait crus. Mais, il n’y avait bientôt plus eu de bête d’aucune sorte, et celles dans les écuries depuis longtemps avaient crevé. Les corps enflés étaient restés sur la litière, et voilà à présent, c’était le tour des hommes. Rien d’autre devant eux, ça n’allait plus tarder, ils n’avaient qu’à compter les jours. Car, comme nourries d’elles-mêmes, les maladies redoublaient de violence, ulcères malins chez les grandes personnes, membres noués chez les enfants : pas de maison où on n’eût trouvé au moins un cadavre, parce qu’ils n’osaient plus aller les enterrer. Et ils restaient là, les cadavres, même cette sorte de cadavres-là. Quelques-uns s’en débarrassaient bien en les jetant par la fenêtre, mais, d’autres, le respect de mort ou la crainte de Dieu les en empêchait. Ils les étendaient dans la grange sur une botte de paille et les couvraient d’un drap. Pourtant certains étaient trop faibles pour porter ces corps, même à deux : ils les laissaient où ils se trouvaient. Ainsi notre père que nous aimions bien est couché dans un coin de la cuisine sur la terre nue ; tout ce qu’on a pu faire a été de lui mettre un coussin sous la tête et on se détourne, quand, on passe, pour ne pas le voir. Il y a le petit Julien qui n’avait pas deux ans : on lui a fait un cercueil avec les planches d’une caisse. Son père a été prendre un pot de couleur, et il s’est mis à peindre en bleu le cercueil. Il cherche peut-être ainsi à tromper le temps ou bien il cherche à se tromper lui-même, mais pour peu qu’il y réfléchisse, il voit qu’il ne va pas tarder à suivre son fils, si ça continue, et pour lui il n’y aura peut-être même pas de planches assem-