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« C’est intenable ici », avait-il dit et il avait tout cassé dans la cuisine. Jamais encore il ne l’avait tant battue, bien qu’elle commençât à s’y habituer. Mais quand elle l’avait vu ouvrir la porte, et qu’il s’était mis à lui dire : « Heureusement que là où je vais je serai mieux traité qu’ici », tout avait été oublié. Tout pourvu qu’il ne partît pas, et elle avait cherché à le retenir par le bras, mais il riait maintenant Ah ! c’est ça, lui disait-il, tu es jalouse ! tant mieux, ça t’apprendra. Allez crevez de faim, vous autres, où je vais on a de la viande tant qu’on veut… » Et, elle, alors, se traînant à genoux : « Oh ! s’il te plaît, s’il te plaît, pas là-bas… où tu voudras, mais pas là-bas, s’il te plaît, Clinche ! » Tout avait était inutile. Et maintenant elle se trouvait seule avec ses cinq enfants, et plus rien à manger. Le plus petit qui n’avait que deux ans venait justement de se réveiller, et appelait sa mère. Elle s’assit sur le lit (d’où elle aussi ne bougeait plus et elle avait couché tous ses enfants prés d’elle pour tâcher de les réchauffer, car elle n’avait plus de bois) : « Mon petit, dit-elle, qu’est-ce qu’il y a ? » et elle le serrait contre sa poitrine ; mais le petit dit « Ai faim. » Elle se leva et, à tâtons, car elle n’avait plus d’huile non plus et rien pour mettre dans la lampe, alla ouvrir l’armoire de la cuisine. Elle sentit que tous les rayons étaient vides. Il ne lui restait plus qu’un demi-sac de farine gâtée qu’elle délayait dans de l’eau et en faisait une bouillie, mais le petit ne la supportait plus. Elle n’en mit pas moins un peu dans une tasse et vint. Le petit refusa de la prendre, il pleurait. Et les autres enfants dans le lit, ayant été tirés de leur sommeil, eux aussi réclamaient du pain. Alors elle se dit : « Qu’est-ce qu’il va falloir que je fasse ? Faut-il que j’aille me vendre, et faire comme mon mari ?… » Mais tout de suite, elle se répondit : « Non, j’aime mieux qu’ils meurent ! Je leur dirai1 de venir se mettre près ; de moi, je tiendrai leurs mains dans les miennes, je1 leur soufflerai mon souffle au visage, et ils s’en iront ainsi doucement ; mon Dieu ! si seulement ils pouvaient s’en aller doucement jusqu’à ce que je reste seule, et je me coucherais alors au milieu d’eux qui seraient morts, et bienheureuse serait la mort !… » Ainsi elle parlait, et à quelques maisons plus loin, il y avait Baptiste le chasseur, celui qui avait eu le pouce emporté ; la maladie, comme on a vu, lui était montée dans l’épaule : il pourris-