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la procession, parce qu’elles disaient : « On sent bien qu’on ne peut rien contre vous », et elles aimaient à s’amuser.


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Cependant, de ceux du village, beaucoup ne se levaient plus. L’homme, la femme, les enfants étaient tous ensemble dans le même lit. A quoi bon se lever ? ce serait dépenser ses forces. Et il s’agit au contraire de les ménager le plus possible, puisque, bientôt, on ne va plus savoir comment se nourrir. C’est bien une pitié que les récoltes, l’année passée, aient été si belles, quand on se réjouissait tant, en songeant au gros tas de foin qu’on aurait : le foin est en train de pourrir, la farine s’est aigrie dans la huche, une moisissure s’attaque à tout et un ferment. Déjà toutes les bêtes, ou à peu près, sont crevées. « Catherine ! » (c’était Tronchet, le plus riche propriétaire de la commune), « Catherine, combien est-ce qu’on a déjà d’argent à la banque ? » « Cinquante mille francs ! » « Et dire que si ça continue, on va mourir de faim ! » Il regardait sa femme couchée à côté de lui sous la couverture, elle soulevait difficilement sa figure devenue grise, tâchant d’écarter de dessus ses yeux ses cheveux plus jamais peignés, et il lui venait une espèce de sourire comme aux folles, puis elle soupirait et laissait retomber sa tête : c’est que tout est inutile, n’est-ce pas ? Cinquante mille francs sont comme rien, autant posséder un tas de cailloux. Le vieux Jean-Pierre était assis dans sa cuisine devant un tout petit feu de débris, sa femme l’appelait : « Jean-Pierre ! » « Qu’est-ce qu’il y a ? » « Est-ce que tu crois que ça va durer encore longtemps ? » « On ne peut pas savoir… » Il y avait un court silence. « Jean-Pierre, pourquoi ne dis-tu plus rien ? j’ai peur, tu sais, je me tourmente et toi tu es là qui ne bouge plus… » Mais le vieux Jean-Pierre disait : « A quoi sert ? Ces choses-là ne dépendent pas de nous. Il faut attendre. » Il reprenait : « Il faut avoir confiance… » C’était un mot qu’il aimait. Et sa femme alors se mettait à sangloter, la tête dans ses mains, parce que ce n’était point si haut qu’elle mettait sa confiance, elle, et celui en qui elle croyait encore le plus, est-ce qu’elle existait seulement pour lui ?

On est dans la forêt des larmes. Il y avait la femme Clinche, que son mari avait quittée, elle et ses cinq enfants.