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pas en vue : l’apercevait-on par hasard, on rentrait vite dans son trou. Heureusement qu’il ne quittait guère l’auberge. Alors on avait tout de même le temps de se glisser jusqu’à l’écurie ou de pousser jusqu’à la fontaine, mais rien de plus ; et on revenait en courant, et les portes toute la journée restaient fermées à clef, parce qu’on se disait : « Il pourrait vouloir s’installer chez nous, comme il a fait chez Simon. » Une étonnante existence commençait dont on n’a jamais vu d’exemple : une existence d’en dessous, une moitié d’existence. Et personne n’y comprenait rien, sauf qu’une peur pesait sur vous et comme une paralysie. Même les fumées sur les toits avaient l’air moins légères que d’habitude, traînant sur les pentes aux grosses ardoises, comme si elles n’eussent plus osé s’envoler. Un ralentissement venait en toute chose, et déjà s’annonçaient d’affreuses maladies, dont une s’abattit d’abord sur le bétail.

Il vint aux vaches un ramollissement de la tétine, et les pis, quand on tirait dessus, vous restaient entre les doigts.

Comme elles continuaient à avoir du lait et qu’il n’était plus possible de les traire, elles souffraient terriblement, et ne cessaient plus de meugler, s’appelant d’étable à étable.

Mais ce qui surprenait le plus, c’est que tous n’étaient pas également frappés : il y avait comme une justice à rebours : mieux on s’était toujours conduit, plus il semblait qu’on fût puni. Et là où, au contraire, régnaient les mauvaises passions : l’envie, l’avarice, la paresse, l’ivrognerie, ces maisons étaient épargnées : souvenez-vous quand l’Ange dans la Bible vient, et certaines portes sont frottées de sang et pas d’autres. Il y avait des étables où toutes les bêtes avaient crevé, d’autres où pas une n’était atteinte.

La vieille Marguerite avait maintenant perdu ses deux chèvres : elle n’avait plus rien à manger. Elle avait essayé d’aller trouver son fils : une nouvelle fois, il l’avait repoussée ; de nouveau il lui avait dit : « Allez-vous-en, je ne vous connais plus. » Et pareillement les gens du village, quand elle s’était adressée à eux, l’avaient repoussée, parce qu’ils disaient : « Pourquoi n’êtes-vous pas venue d’abord vers nous ? »

Elle revint s’asseoir devant son feu qui s’éteignait et vit qu’il n’y avait point de remède. Elle alla prendre un vieux châle dans l’armoire, s’en enveloppa la tête et sortit. Il neigeait.